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ABUS DE PROCÉDURES EN MATIÈRE CIVILE : OÙ SOMMES-NOUS RENDUS?

ABUS DE PROCÉDURES EN MATIÈRE CIVILE : OÙ SOMMES-NOUS RENDUS?

Écrit par Me Manuel St-Aubin
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Sommaire

Dans la pratique quotidienne en litige civil d’un avocat, l’abus de procédure peut être perçu comme un concept applicable à de nombreux cas. Cependant, l’interprétation de ce concept juridique peut parfois mener à la confusion. Dans ce texte, nous ferons un résumé des principes applicables en matière d’abus de procédure civile, ainsi qu’un survol de plusieurs décisions en la matière. Nous tenterons d’identifier les contours de la notion d’abus de droit en matière de procédure civile, afin de rendre le concept le plus clair possible pour les praticiens faisant face à cette question.

Auteur : Me Manuel St-Aubin

Date de rédaction : Février 2022

*Texte rédigé dans le cadre d’une formation donnée par Me Manuel St-Aubin pour le Barreau du Québec lors des « Grands Rendez-vous de la formation » le 11 février 2022.

A. ANALYSE DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE (C.p.c.) SOUS SA FORME ACTUELLE

1. Qu’est-ce que l’abus de procédure

L'article 51 C.p.c. indique que le tribunal a le pouvoir de déclarer qu’une demande ou un acte de procédure est abusif :

  • Sur demande; ou
  • D’office.

Sans être exhaustif, l’article 51 al. 2 C.p.c. énumère certains éléments qui peuvent amener le tribunal à déterminer qu’il s’agit d’un abus :

  • Une demande en justice ou un acte de procédure :
    • Manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire;
  • Un comportement vexatoire ou quérulent;
  • L'utilisation de la procédure de manière :
    • Excessive ou déraisonnable; ou
    • De manière à nuire à autrui;
  • Le « Détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics ».

Il est important de mentionner que l’art. 51 al. 2 C.p.c. énumère les éléments, qui sont évalués « sans égard à l’intention ».

Il appert de la rédaction de l’article 51 que le législateur a laissé une grande discrétion aux tribunaux dans l’appréciation de l’abus de procédure. En effet, les éléments identifiés ne sont pas exhaustifs. Ainsi, il est important de cerner les contours de la notion d’abus de procédure, par l’identification des exemples jurisprudentiels récents.

2. Procédure applicable

Pour une demande de déclaration d'abus faite avant l’instruction :

  • Notifiée et déposée au moins 10 jours avant sa date de présentation (art. 52 al. 2 C.p.c.);
  • Contestée oralement (art. 52 al. 2 C.p.c.).

Le tribunal, face à une demande de déclaration d’abus faite avant l’instruction, peut :

  • Sur « le vu du dossier, la refuser en raison de l’absence de chance raisonnable de succès ou de son caractère abusif » (art. 52 al. 2 C.p.c.). 

Pour une demande faite pendant l’instruction :

  • Présentée et contestée oralement (art. 52 al. 3 C.p.c.).

Fardeau de preuve applicable selon l'article 52 al. 1 C.p.c. :

  • Si une démonstration sommaire est faite que « la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus », la partie qui l’a introduit doit démontrer que :
    • Son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable;
    • Son geste se justifie en droit.
  • Face à une demande de déclaration d'abus, le tribunal décide ainsi selon l'article 52 al. 4 C.p.c. :
    • « Sur le vu des actes de procédures et des pièces au dossier »; et
    • « Le cas échéant, de la transcription des interrogatoires préalables à l’instruction »;
    • À noter qu’aucune « autre preuve n’est présentée, à moins que le tribunal ne l’estime nécessaire ».

À noter que « la demande faite au tribunal de se prononcer sur le caractère abusif d’un acte de procédure qui a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte d’un débat public est, en première instance, traitée en priorité » (art. 52 al. 5 C.p.c.).

Bien que cela ne fasse pas l'objet d'un article du C.p.c., la jurisprudence reconnait l'exigence d'un délai raisonnable pour produire une demande en rejet en vertu de l’article 51 C.p.c.

En effet, dans l'affaire Alidzaeva c. Alipoor, 2015 QCCS 4362, https://canlii.ca/t/glb9x, le juge Claude Champagne s'exprime ainsi :

  • [22] En fait, le seul élément nouveau qui a surgi depuis la déclaration commune fût l’annonce par la demanderesse qu’elle ferait entendre trois nouveaux témoins. Mais cet élément, pour lequel la Cour émet une réserve, ne justifie pas à lui seul le fait que les défendeurs aient attendu jusqu’à la dernière minute pour demander le rejet des procédures d’Alidzaeva. Malgré l’absence de délai de rigueur quant à la présentation d’une demande en vertu de l’article 54.1 C.p.c., l’historique législatif de cette disposition suggère qu’une telle demande doive être présentée dans un délai raisonnable[9]. Ce n’est manifestement pas le cas ici.

À noter que la décision précitée a été reprise dans Ressources Eastmain inc. c. Agence du revenu du Québec, 2021 QCCQ 4379, https://canlii.ca/t/jgbn8, au par. 53, à l'effet que faire une telle demande quelques jours avant le procès n’est pas considéré un délai raisonnable.

3. Conséquences d’une déclaration d’abus

Dans une situation d’abus, le tribunal dispose de vastes pouvoirs, énoncés notamment à l’article 53 C.p.c. Ainsi, le tribunal peut :

  • « Rejeter la demande en justice ou un autre acte de procédure »;
  • « Supprimer une conclusion ou en exiger la modification »;
  • « Refuser un interrogatoire ou y mettre fin »;
  • « Annuler une citation à comparaître »;
  • « Assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions »;
  • « Requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance »;
  • « Suspendre l’instance pour la période qu’il fixe »;
  • « Recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance »;
  • « Ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou présenté l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement ».

En plus des pouvoir précédemment mentionnés, le tribunal peut imposer des sanctions pécuniaires prévues à l’article 54 C.p.c. :

  • Remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance;
  • Condamner une partie à payer :
    • Les frais de justice;
    • Des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi (notamment les honoraires et débours engagés);
    • Des dommages-intérêts punitifs, si les circonstances le justifient.

En ce qui concerne la condamnation à des dommages-intérêts, l’article 56 C.p.c. prévoit une règle particulière visant une personne morale. En effet, les administrateurs et les dirigeants de la personne morale qui ont participé à la décision qui a causé l’abus sanctionné peuvent être condamnés personnellement. À noter que les actionnaires/membres ne sont pas visés par cette disposition.

Finalement, si l’abus résulte de la quérulence, l’article 55 C.p.c. prévoit ce qui suit :

  • 55. Lorsque l’abus résulte de la quérulence d’une partie, le tribunal peut, outre les autres mesures, interdire à la partie d’introduire une demande en justice ou de présenter un acte de procédure dans une instance déjà introduite sans l’autorisation préalable du juge en chef et selon les conditions que celui-ci détermine.

B. ORIGINE ET HISTORIQUE

1. Retour sur certains principes

Tout d’abord, un parallèle avec la notion d’abus de droit est important à faire. Cette notion, reconnue par les tribunaux[1] et par le Code civil du Québec[2], est le prisme à travers lequel nous pouvons inscrire notre analyse.

Il est utile ici de reproduire les articles 6 et 7 du Code civil du Québec, bien connus :

  • 6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
  • 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.

À l’origine, l’action en dommages résultant d’un recours abusif était basée sur les notions générales applicables à la responsabilité civile[3] (faute, lien de causalité et dommage).

2. Historique législatif

La notion d’abus de procédure a été finalement codifiée au Code de procédure civile en 1984.

La Cour d’appel, dans 2741-8854 Québec inc c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, https://canlii.ca/t/hvwlj, résume bien l’historique législatif menant aujourd’hui aux article 51 et suivants du C.p.c. :

  • [23] Le Code de procédure civile reprend également cette distinction à l’article 365, où l’on distingue l’appel qui ne présente « aucune chance raisonnable de succès/has reasonable chance of succes », d’une part, et l’appel « abusif/abusive », d’autre part. Un appel « manifestement mal fondé », voire « voué à l’échec », n’est donc pas nécessairement et pour autant abusif. Il en était de même en vertu des articles 75.1 et 75.2 a.C.p.c., qui ont été abrogés en juin 2009 lors de l’adoption des articles 54.1 et s. a.C.p.c. En vertu de ces dispositions, le tribunal pouvait rejeter une demande ou une défense « frivole ou manifestement mal fondée » (art. 75.1 a.C.p.c.), mais ne pouvait octroyer des dommages-intérêts que s’il déclarait au surplus cet acte de procédure « abusif »[13] (art. 75.2 C.p.c.). La procédure « abusive » était, du fait même de cet abus, une faute civile.  La philosophie sous-jacente à ces dispositions se retrouve également à la Loi sur la régie du logement, où seul l’appel dilatoire ou abusif peut justifier l’octroi de dommages-intérêts[14].

En 2009, la notion d’abus de procédure a pris une forme similaire à ce que l’on connait maintenant. Nous reproduisons ici un extrait de l’ancien Code de procédure civile qui traite de l’abus de procédure :

« SECTION III

DU POUVOIR DE SANCTIONNER LES ABUS DE LA PROCÉDURE

La présente section a été insérée par l’article 2 du chapitre 12 des lois de 2009(Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics). Le préambule de cette loi se lit ainsi:

« CONSIDÉRANT l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne;

« CONSIDÉRANT l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics;

« CONSIDÉRANT l’importance de favoriser l’accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice;».

54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

L’abus peut résulter d’une demande en justice ou d’un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.

54.2. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

54.3. Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou l’acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d’assignation d’un témoin.

Dans un tel cas ou lorsqu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s’il l’estime approprié:

1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions;

2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance;

3° suspendre l’instance pour la période qu’il fixe;

4° recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance;

5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

54.4. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d’une demande en justice ou d’un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.

Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu’il détermine.

54.5. Lorsque l’abus résulte de la quérulence d’une partie, le tribunal peut, en outre, interdire à cette partie d’introduire une demande en justice à moins d’obtenir l’autorisation du juge en chef et de respecter les conditions que celui-ci détermine.

54.6. Lorsque l’abus est le fait d’une personne morale ou d’une personne qui agit en qualité d’administrateur du bien d’autrui, les administrateurs et les dirigeants de la personne morale qui ont participé à la décision ou l’administrateur du bien d’autrui peuvent être condamnés personnellement au paiement des dommages-intérêts.

Le Code de procédure civile tel que nous le connaissons aujourd’hui date de 2014.

Avant son adoption en 2014, l’ancien C.p.c. s’est vu réformé à compter de 2003. Des réformes ont été adoptée, telles que l’ajout de principes directeurs, dont le principe de la maîtrise du dossier par les parties assorties de celui de l’intervention du juge, le principe de la proportionnalité et le principe de la conciliation judiciaire[4].

En 2020, l’article 52 a été modifié à la version actuelle par la Loi visant à améliorer l’accessibilité et l’efficacité de la justice, notamment pour répondre à des conséquences de la pandémie de la COVID-19. Avant cette modification, il se lisait comme suit :

  • « 52. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
  • La demande est présentée et contestée oralement, et le tribunal en décide sur le vu des actes de procédure et des pièces au dossier et, le cas échéant, de la transcription des interrogatoires préalables à l’instruction. Aucune autre preuve n’est présentée, à moins que le tribunal ne l’estime nécessaire.
  • La demande faite au tribunal de se prononcer sur le caractère abusif d’un acte de procédure qui a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte d’un débat public est, en première instance, traitée en priorité. »

Suivant la modification de 2020, l’article 52 se lit dorénavant ainsi (modification en gras et surlignées):

  • 52. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.
  • La demande faite avant l’instruction doit être notifiée aux autres parties et déposée au greffe au moins 10 jours avant la date de sa présentation et est contestée oralement. Le tribunal peut toutefois, sur le vu du dossier, la refuser en raison de l’absence de chance raisonnable de succès ou de son caractère abusif.
  • La demande faite pendant l’instruction est présentée et contestée oralement.
  • Lorsque la demande est contestée oralement, le tribunal en décide sur le vu des actes de procédure et des pièces au dossier et, le cas échéant, de la transcription des interrogatoires préalables à l’instruction. Aucune autre preuve n’est présentée, à moins que le tribunal ne l’estime nécessaire.
  • La demande faite au tribunal de se prononcer sur le caractère abusif d’un acte de procédure qui a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte d’un débat public est, en première instance, traitée en priorité.

Un parallèle peut être fait avec les modifications en 2020 de l’article 168 C.p.c. en matière d’irrecevabilité :

  • Loi visant à améliorer l'accessibilité et l'efficacité de la justice, notamment pour répondre à des conséquences de la pandémie de la COVID-19, LQ 2020, c 29 :
    • 26. L’article 168 de ce code est modifié : […] 2° par l’insertion, après le deuxième alinéa, du suivant : « Le tribunal peut, sur le vu du dossier, refuser une demande en rejet en raison de l’absence de chance raisonnable de succès. ».

C. ANALYSE DES PRINCIPES APPLIQUÉS PAR LA JURISPRUDENCE

1. Critères permettant de déterminer si une démarche procédurale est abusive ou non

Le juge Gagnon j.c.s., dans l’affaire Ste-Marie c. Québecor Média inc., 2021 QCCS 4108, https://canlii.ca/t/jjg52, résume la grille d’analyse applicable :

[82] La jurisprudence permet d’identifier certains critères qui permettent d’apprécier si une démarche procédurale est abusive ou non :

  • la proportionnalité (article 18 C.p.c.);
  • les montants pécuniaires réclamés;
  • l’acharnement durant l’instance;
  • une assise juridique frivole;
  • la volonté de nuire à autrui;
  • le préjudice auquel on expose autrui;
  • le déséquilibre des forces en présence.

[83] S’agissant d’une appréciation contextuelle, chacun de tels critères ne trouve pas application dans tous les cas. Leur pondération variera d’une situation à une autre.

a) La proportionnalité

Il importe, au-delà du principe de proportionnalité énoncé à l’article 18 C.p.c., de rappeler certains concepts pertinents énoncés au C.p.c. :

  • DISPOSITION PRÉLIMINAIRE
    • Le Code de procédure civile établit les principes de la justice civile et régit, avec le Code civil et en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) et les principes généraux du droit, la procédure applicable aux modes privés de prévention et de règlement des différends lorsque celle-ci n’est pas autrement fixée par les parties, la procédure applicable devant les tribunaux de l’ordre judiciaire de même que la procédure d’exécution des jugements et de vente du bien d’autrui.
    • Le Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes. Il vise également à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice.
    • Enfin, le Code s’interprète et s’applique comme un ensemble, dans le respect de la tradition civiliste. Les règles qu’il énonce s’interprètent à la lumière de ses dispositions particulières ou de celles de la loi et, dans les matières qui font l’objet de ses dispositions, il supplée au silence des autres lois si le contexte le permet.
  • […]
    • 18. Les parties à une instance doivent respecter le principe de proportionnalité et s’assurer que leurs démarches, les actes de procédure, y compris le choix de contester oralement ou par écrit, et les moyens de preuve choisis sont, eu égard aux coûts et au temps exigé, proportionnés à la nature et à la complexité de l’affaire et à la finalité de la demande.
  • […]
    • 19. Les parties à une instance ont, sous réserve du devoir des tribunaux d’assurer la saine gestion des instances et de veiller à leur bon déroulement, la maîtrise de leur dossier dans le respect des principes, des objectifs et des règles de la procédure et des délais établis.
    • Elles doivent veiller à limiter l’affaire à ce qui est nécessaire pour résoudre le litige et elles ne doivent pas agir en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive ou déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.
  • […]

Il est intéressant de mentionner aussi que dans le Guide des meilleures pratiques en matières civiles, le Barreau du Québec fait une série de recommandations et de conseils afin notamment de faire la promotion de la primauté du droit et de favoriser l’accès à la justice. À l’intérieur de ce guide, le principe de proportionnalité est mentionné à plusieurs reprises, d’où un indice de sa pertinence. Nous reprenons ici un extrait dudit guide :

  • « Le principe de proportionnalité a pour objectif de rechercher et de maintenir l’équilibre entre les enjeux du litige, les ressources des clients et les ressources judiciaires. Les parties doivent s’assurer que toutes leurs démarches, eu égard aux coûts et au temps exigé, sont proportionnelles à la nature et à la complexité́ de l’affaire ainsi qu’à la finalité de la demande. Ce principe doit guider les parties, de même que le juge, tout au long du dossier et c’est ce qui permettra d’assurer la bonne administration de la justice » [5].

Dans ce guide, le Barreau rappelle à ses membres de porter une attention particulière à ne pas déposer des actes répétés et de pas entretenir des interrogatoires vexatoires ou abusifs. Le respect doit être démontré tout au long de la procédure.

Ce principe général est énoncé par les tribunaux comme base à certaines décisions de gestion, et reste une application « cas par cas ». Logiquement, un acte disproportionnel et contraire aux principes de la procédure civile ci-haut mentionnés, pourraient être un signe d’abus.

b) Les montants pécuniaires réclamés

Le juge Pierre Dallaire, j.c.s., dans l’affaire 2332-4197 Québec inc. c. Galipeau, 2010 QCCS 3427, https://canlii.ca/t/2bz2l, s’exprime ainsi quant à l’ampleur d’une réclamation :

  • [31] Il faut par ailleurs se rendre à l'évidence qu'une poursuite d'un montant de 1 250 000 $ est de nature à intimider, ou à tout le moins mettre sur la défensive les personnes visées, surtout s'il s'agit de simples citoyens qui n'ont pas "les poches creuses".
  • [32] Toutefois, Il faut dire qu’une certaine jurisprudence a déjà établi que le montant de la demande ne peut, en soi, servir de mesure à l'abus[13]. En d'autres mots, ce facteur à lui seul ne peut établir le caractère abusif des procédures.
  • [33] Ceci dit, il ne faut pas être naïf. En soi, le fait d’instituer des procédures pour un montant très élevé contre des individus susceptibles d’être ruinés par une telle action en justice est certainement susceptible de les bâillonner et leur enlever le goût de s’exprimer publiquement.

Dans cette affaire, le tribunal était saisi « d'une requête pour rejet de la Requête introductive d'instance amendée par laquelle les demandeurs réclament des défendeurs et demandeurs reconventionnels (les requérants) rien de moins que le montant total de 1 250 000 $ à titre de dommages pour atteinte à leur réputation » (par. 1). Le juge a ainsi rejeté la demande principale au motif qu’elle était abusive.

Dans l’affaire Aintabi c. Syndicat de copropriété de The Meadows Condominium, 2021 QCCS 1409, https://canlii.ca/t/jfd2g, le juge Bernard Synnott j.c.s. s’exprime ainsi :

  • [341] Il n’existe aucune preuve contre les défendeurs personnes physiques qui aurait pu justifier le moindre argument permettant de soulever le voile corporatif ou même de soutenir que l’un d’eux soit l’auteur d’une faute.
  • [342] Les demandeurs plaident qu’il leur était impossible de le savoir avant le procès. Cette assertion est non fondée.
  • [343] Lorsqu’un demandeur institue un recours il doit s’assurer d’être en possession d’un minimum de preuve qui permette de prétendre à un minimum de droit. L’on ne peut utiliser la procédure dans l’espoir de trouver une preuve inexistante. L’on ne peut pas plus réclamer des montants largement exagérés, ce que les demandeurs ont fait en l’espèce.
  • [344] L’expédition de pêche n’est pas admise dans notre droit et depuis l’adoption de l’article 51 du Code de procédure civile, la procédure judiciaire manifestement mal fondée peut être déclarée abusive.
  • [345] Le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure de la preuve que les demandeurs n’ont jamais eu en mains la moindre preuve contre les défendeurs personnes physiques.

Dans cette affaire, le juge Synnott a accordé à chacun des défendeurs 2 500$ à titre de dommages punitifs en application de l’article 54 C.p.c.

Le juge Mark Phillips j.c.s., dans l’affaire A c. Directrice de la protection de la jeunesse des Centres de la jeunesse et de la famille A, 2021 QCCS 765, https://canlii.ca/t/jdnxm, s’exprime ainsi face à une réclamation disproportionnée, la déclarant ainsi abusive :

  • [41] La demanderesse a produit plusieurs contrats conclus au fil des années[31]. Le contrat qui était en cours au moment de la résiliation avait une durée de 12 mois, du 1er avril 2012 au 31 mars 2013[32]. Il se renouvelait automatiquement d’année en année. Par contre, l’une ou l’autre des parties pouvait décider de ne pas le renouveler sur simple préavis d’au moins 90 jours. Ainsi, au lieu de résilier immédiatement comme il l’a fait au mois d’octobre 2012, le CR[A] aurait pu envoyer un avis de non-renouvellement, tout simplement, avant la fin de l’année 2012, après quoi le contrat aurait pris fin le 31 mars 2013, sans que la demanderesse pût s’en plaindre d’aucune manière.
  • […]
  • [42] La demanderesse a donc tort de formuler sa réclamation comme si elle avait droit à la pérennité de son statut comme ressource intermédiaire jusqu’à la date qu’elle jugerait bon de choisir pour prendre un jour sa retraite. En effet, au paragraphe 168 de la demande introductive d’instance, pour aboutir au montant de 1 230 267,33 $ à titre de « perte de rétribution », elle indique, sous forme de tableau, qu’elle réclame 8 483 jours de rémunération pour l’enfant Y, soit du 9 octobre 2012 au 31 décembre 2035 (définie comme « jour de retraite »), soit une période de plus de 23 ans. […]
  • […]
  • [43] Dans le contexte de la résiliation d’un contrat d’une durée d’un an, le Tribunal estime que cette réclamation constitue une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure et qu’à ce titre, elle est abusive.
  • […]
  • [50] Le caractère déraisonnable de l’action personnelle de la demanderesse est exacerbé par le fait qu’en ce qui concerne plusieurs des personnes physiques poursuivies, la demanderesse leur réclame à chacune un montant de 15 000 $, parfois pour une seule intervention très courte dans le cadre du signalement. Et alors que ces personnes sont toutes poursuivies en dommages punitifs seulement au motif qu’elles auraient toutes porté atteinte de manière illicite et intentionnelle au droit à l’intégrité de la demanderesse et à son droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation, aucune allégation factuelle n’appuie une telle position.
  • [51] En ce qui a trait à la prescription, la position de la demanderesse n’a pas davantage de fondement. Dès la résiliation en octobre 2012, elle savait forcément que cette résiliation avait eu lieu et elle possédait toute l’information nécessaire au calcul des dommages qu’elle réclame pour cette résiliation, fondée sur sa rétribution quotidienne à l’époque.
  • […]
  • [72] Pour toutes ces raisons, l’action personnelle dirigée par la défenderesse contre la DPJ et le CR[A] au montant de 1 330 267,33 $, plus 15 000 $ contre chacune des personnes physiques codéfenderesses, est prescrite. Ainsi, elle est irrecevable, d’une part, et abusive (comme étant manifestement mal fondée), d’autre part.
  • [73] Comme autre motif qui suffit à lui seul pour le rejet, l’action personnelle de la demanderesse est également abusive en ce sens qu’elle constitue un exercice excessif et déraisonnable de la procédure.
  • […]
  • [75] Le Tribunal rejettera donc l’action personnelle de la demanderesse, avec les frais de justice.
  • [76] Le Tribunal s’empresse d’ajouter que les conclusions relatives à l’abus auront pour seule conséquence le rejet de l’action, à l’exclusion de toute autre réparation aux termes de l’article 54 C.p.c. ou autrement. En effet, pour des raisons qui seront exposées plus en détail, ci-dessous, dans le cadre de l’analyse de l’action que la demanderesse souhaite entreprendre au nom de l’enfant X, le Tribunal estime que l’ensemble de la démarche, tant pour l’action personnelle que l’action au nom de l’enfant X, découle d’une préoccupation très sincère à l’égard de celui-ci. Bien qu’objectivement abusive, cette action procède donc néanmoins d’une subjectivité qu’il n’est pas possible de remettre en question. Dans les circonstances, le Tribunal estime donc qu’il serait inapproprié de condamner la demanderesse à des dommages pour avoir entrepris les présentes procédures

La juge Guylaine Duplessis j.c.s., dans l’affaire 9228-7606 Québec inc. (Consultant Auto 360) c. 1292024 Ontario inc. (Rendez-Vous Nissan), 2021 QCCS 246, https://canlii.ca/t/jcxvx, s’exprime ainsi face à une réclamation en demande reconventionnelle qui ne tient pas sur la preuve, et qui s’est vu inutilement complexifié :

  • [161] Dans un premier temps, Rendez-Vous réclame $58 285,45 $, représentant les factures qu’elle aurait payées à CA360 depuis septembre 2015, soit avant la période visée par les contrats, objet du présent litige, et aussi loin que lui permettent les règles de la prescription.
  • [162] Elle omet toutefois de déduire les sommes qu’elle n’a pas payées et qui font l’objet de la demande principale et elle ne présente aucune preuve pour la période antérieure à avril 2016. Ce n’est qu’à l’audience qu’elle réduit cette partie de sa demande de 31 223,07 $, à la suite du contre‑interrogatoire du président de la défenderesse.
  • [163] En ce qui concerne la réclamation reliée à la création de son nouveau site Web, le remboursement des factures payées à SM360 ainsi que la demande de dommages exemplaires pour violation des droits de propriété de la défenderesse, ces demandes n’avaient aucune chance de succès puisqu’elles sont toutes reliées aux menaces que les dirigeants de CA360 auraient proférées concernant le nom du domaine de Rendez-Vous et l’appropriation de ce nom par les demanderesses.
  • [164] Or, non seulement la défenderesse n’a jamais avisé les demanderesses de leur insatisfaction concernant le nom de leur domaine et leurs craintes reliées aux prétendues menaces, mais au surplus, elle a réussi à rediriger son nom de domaine sans l’intervention des demanderesses.
  • [165] Quant à la réclamation de 25 000 $ à titre de dommages, elle n’a fait l’objet d’aucune preuve.
  • [166] Le présent recours aurait dû être traité comme une simple action sur compte. Rendez-Vous a agi avec témérité en présentant une demande reconventionnelle dont la majorité des réclamations n’avaient aucune chance de succès et en amplifiant ses autres demandes, entraînant ainsi le transfert du dossier de la Cour du Québec à cette Cour en septembre 2018.
  • [167] Les demanderesses ont payé à jour 15 512,97 $ en honoraires et déboursés pour le présent dossier sans compter les travaux en cours qui s’élevaient à 9 190,62 $ au deuxième jour d’audience[55].
  • [168] Le Tribunal estime que les demanderesses ont droit à un montant de 10 000,00 $ à titre d’honoraires extrajudiciaires en raison des coûts supplémentaires reliés à la demande reconventionnelle.

Ici, nous comprenons qu’une réclamation qui ne tient pas la route au niveau de la preuve, pourrait être considéré comme de l’abus. Une demande reconventionnelle ne doit pas ainsi servir à ajouter inutilement une contre-réclamation de façade. À noter que dans la décision précitée, seuls des dommages représentant une partie des honoraires engagés est accordé.

Un parallèle pourrait être fait avec l’acharnement durant l'instance face à la décision précitée, en lien avec la demande reconventionnelle.

c) l’acharnement durant l’instance

L’affaire Babin c. Gérin, 2018 QCCS 4763, https://canlii.ca/t/hw0nv est importante, notamment car les dommages accordés en lien avec l’abus sont importants et qu'une des parties sanctionnée pour son abus est le Fonds d’Assurance responsabilité Professionnelle de la chambre des notaires du Québec. La juge Johanne Brodeur j.c.s. s’exprime ainsi en lien avec une contestation excessive :

  • [163] La famille B-G demande que les défendeurs, J.-P. Gérin et le Fonds, soient condamnés à payer 63 114,24 $ en dommages avec intérêt et indemnité additionnelle à compter de la date du jugement.
  • [164] Elle allègue que la contestation de ces derniers est mal fondée, frivole et dilatoire, notamment car depuis longtemps et à maintes reprises la faute du notaire fut admise.
  • […]
  • [168] Le Tribunal conclut que le Fonds et le notaire J.-P. Gérin ont exercé de façon abusive leur droit d’ester en justice en raison de leur contestation excessive et non justifiée de leur poursuite judiciaire depuis 2014[111].
  • [169] La faute commise à l’occasion du recours judiciaire[112] découle d’un comportement contraire aux finalités du système judiciaire[113].
  • [170] La famille B-G réclame les honoraires et frais d’avocat qu’elle a dû encourir et qui découlent directement de la faute du Fonds.
  • [180] Le Tribunal conclut des plaidoiries soumises, des procédures ainsi que des agissements des défendeurs après l’introduction de la demande et pendant le procès que la seule préoccupation du Fonds est d’éviter tous déboursés et le cas échéant tout faire pour pouvoir les récupérer. Préoccupation somme toute légitime pour un assureur qui cependant, ne peut afin d’arriver à ses objectifs abuser de son droit, s’opposer de manière frivole et vexatoire et manœuvrer pour faire écouler du temps.
  • […]
  • [187] Le Fonds et le notaire J.-P. Gérin, sont donc condamnés solidairement à payer la somme de 63 114,24 $ à titre de dommages avec intérêt et indemnité additionnelle à compter du présent jugement.
  • […]
  • [200]     Le Tribunal tient compte du fait que ce dossier aurait pu être réglé promptement. La faute fut rapidement admise, les dommages pouvaient aisément être déterminés et le lien de causalité était clair. Pourtant, l’assureur tente toujours, plus de 10 ans après que l’erreur fut commise, de se soustraire à son obligation d’indemnisation.
  • [201] Le Fonds n’a pas soumis d’arguments sur la raisonnabilité du montant demandé à titre de dommages punitifs. Il nie avoir abusé du droit d’ester en justice, réitère ses arguments et souligne qu’il a cherché un moyen satisfaisant pour régler le problème de tous.
  • [202] Le Tribunal croit nécessaire afin de dissuader, dénoncer et prévenir, de condamner le Fonds à des dommages punitifs. Le montant de 50 000 $ réclamé est d’un ordre de grandeur raisonnable, en tenant compte des circonstances précédemment mentionnées, afin de satisfaire à l’atteinte de ses objectifs.

Nous comprenons de la décision précitée, que face à l’évidence qu’une réclamation puisse être bien fondée, les tribunaux peuvent sanctionner par l’abus des agissements en défense qui ne sont pas justifiés eu égard au dossier.

d) une assise juridique frivole

Il est généralement admis par la jurisprudence qu’une demande en justice mal fondée n’est pas nécessairement abusive.

La Cour d’appel, dans l’affaire Vandal c. Municipalité de Boileau, 2020 QCCA 777, https://canlii.ca/t/j891d, s’exprime ainsi :

  • [6] Les articles 51 et 54 C.p.c. ne créent pas un régime de responsabilité sans faute et, dans le cas qui nous occupe, ce ne sont pas toutes les formes d’abus qui sont source de responsabilité et permettent le remboursement des honoraires extrajudiciaires. Elles doivent dénoter un comportement fautif : 2741-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, paragr. 28. Dans cet arrêt, la Cour rappelle, au paragr. 22, que « seul un abus de procédures, au sens fort du terme et prenant la forme d’un comportement blâmable au sens que le droit privé fondamental donne à ce terme, est une faute qui justifie une condamnation aux dommages pour le préjudice causé ». [Renvoi omis]
  • [7] Évidemment, le fait qu’une demande en justice soit mal fondée n’est pas nécessairement le reflet d’une faute intentionnelle ou d’une conduite négligente. Une telle demande pourrait donner lieu au rejet de la demande en justice, mais non à des dommages-intérêts.
  • [8]  Pour qu’un tel abus soit considéré comme une faute entraînant la responsabilité civile, il doit s’agir, en l’absence d’indices de mauvaise foi ou de témérité, d’une conduite objectivement fautive, comme l’écrit la Cour dans 2741-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc., précité :
    • [21]      […] En l’absence d’indices de mauvaise foi ou de témérité, une partie qui procède tout simplement à une « appréciation inexacte […] de ses droits » [Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., 2007 QCCA 915, paragr. 44] ne commet pas de ce seul fait une faute civile. Il peut toutefois en être autrement si « une [telle] appréciation inexacte […] de ses droits », même sans indices d’intention de nuire, constitue une conduite objectivement fautive, c’est-à-dire qu’« une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure » [Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., paragr. 46]. De même, l’abus du droit d’ester en justice peut également être source de responsabilité civile, en ce qu’il constitue, quant à lui, « une faute commise à l’occasion d’un recours judiciaire » [Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, 2002 CanLII 41120 (QC CA), [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.)].

La juge Judith Harvie j.c.s., dans l’affaire Remer c. Gouvatsos, 2021 QCCS 4541, https://canlii.ca/t/jk310, s’exprime ainsi :

  • [92] La prudence est de mise avant de conclure à la démonstration d’une faute justifiant la condamnation à des dommages-intérêts pour abus de procédure[50]. Dans l’arrêt Équipement de transformation IMAC (ETI) c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville, la Cour d’appel souligne que « [l]e paiement des honoraires extrajudiciaires par la partie adverse demeure une mesure exceptionnelle, à plus forte raison si le fondement de la demande repose sur ce que les parties plaident au fond. […] La nature exceptionnelle de ce recours s’explique par le fait qu’agir en justice est, de prime abord, un droit et non une faute »[51].

L’affaire El-Hachem c. Décary, 2012 QCCA 2071, https://canlii.ca/t/fttzs, est importante en ce qui concerne le sérieux dont doit faire preuve une procédure au niveau de ses allégations. Une procédure n’est pas un véhicule pour « dire tout et n’importe quoi », et les règles applicables à la façon d’écrire une procédure doivent être respectées. La Cour d’appel appelle à sanctionner avec une certaine sévérité des procédures frivoles et dilatoires. Il importe de reproduire ici des extraits du jugement :

  • [9] Un « comportement blâmable » dans l’exercice d’un recours, c’est aussi, même sans mauvaise foi ou intention de nuire, faire preuve de témérité, par exemple en formulant des allégations qui ne résistent pas à une analyse attentive et qui dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec le litige réel entre les parties[4]. En l’occurrence, il est certain qu’un facteur aggravant tient au fait que de telles allégations ont été présentées en demande reconventionnelle dans le cadre d’un recours qui, envisagé de manière réaliste et pratique, avait la simplicité d’une modeste action sur compte.
  • [10] Déposer un acte de procédure devant un tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative. On ne peut tolérer qu’un tel geste soit fait à la légère, dans le but de chercher à tâtons une quelconque cause d’action dont on ignore pour le moment la raison d’être, mais qu’on s’emploiera à découvrir en alléguant divers torts hypothétiques et en usant de la procédure à des fins purement exploratoires. L’avocat qui verse un acte de procédure au dossier de la cour doit respecter certaines règles de forme et de fond. Parmi ces règles se trouvent les articles 76 et 77 du Code de procédure civile, deux dispositions dont il convient de rappeler à la fois l’importance et la portée dans le déroulement d’une procédure judiciaire.
  • [11] En outre, lorsque l’auteur d’un acte de procédure est un membre du Barreau, les parties sont en droit de s’attendre à ce que cet acte, rédigé par le détenteur d'une formation universitaire et professionnelle idoine, soit rédigé en des termes qui permettent d'en comprendre la teneur et qu’il expose autre chose que des généralités dépourvues de conséquence juridique apparente.
  • [12] Aussi y a-t-il lieu de sévir en présence d’un acte rédigé comme si quelques vagues imprécations, à la fois vindicatives et inconsistantes, suivies d’une affirmation d’autosatisfaction sous la forme de conclusions grossièrement outrancières, remplissaient ces exigences de fond et de forme. Ce genre de procédé ne saurait justifier que l’on surcharge le système judiciaire et qu’on lui impose de déployer encore plus de ressources pour tenter de tirer au clair ce que la partie elle-même ou son avocat se montre incapable d’expliquer avec un degré raisonnable d’intelligibilité. Donner le bénéfice du doute à cette même partie, à la manière dont on « donne la chance au coureur », implique en fin de compte que l’on tolère n’importe quoi de n’importe qui n’importe quand. Ce n’est assurément pas ce que la justice exige de la part de l’institution judiciaire.

Dans l’affaire Hrabovskyy c. Université de Montréal, 2021 QCCS 3015, https://canlii.ca/t/jh2f4, la juge Johanne Mainville j.c.s. s’exprime ainsi, réitérant les règles applicables à la rédaction d’un acte de procédure :

  • [59] Or, en l’espèce, l’examen de l’ensemble du dossier démontre une situation d’abus évidente, une témérité du demandeur et un mépris des principes de proportionnalité du système de justice.
  • [60] D’abord, la demande de pourvoi en contrôle judiciaire du demandeur, laquelle contient 58 pages, ne respecte pas les modalités prévues à l’article 99 C.p.c. dont le premier paragraphe se lit comme suit :
    • 99. Acte de procédure (contenu général) L’acte de procédure doit indiquer sa nature, exposer son objet, énoncer les faits qui le justifient, ainsi que les conclusions recherchées. Il doit indiquer tout ce qui, s’il n’était pas énoncé, pourrait surprendre une autre partie ou soulever un débat imprévu. Ses énoncés doivent être présentés avec clarté, précision et concision, dans un ordre logique et numérotés consécutivement.
  • [61] En l’espèce, les allégations du Pourvoi en contrôle judiciaire de la Décision du TDP sont imprécises, confuses, longues et répétitives et même vexatoires. Elles dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec la réalité factuelle du dossier.

Le fait de faire plusieurs modifications d’un acte de procédure, qui versent au final dans l’incohérence, peut être un acte relevant de l’abus, tel que le précise la Cour d’appel dans l’affaire Syndicat de la copropriété de l'Île Bellevue Phase I c. Propriétés Belcourt inc., 2021 QCCA 92, https://canlii.ca/t/jcrj5 :

  • [49] Les appelants soutiennent qu’il n’y a rien de répréhensible dans le fait qu’une partie modifie ses actes de procédure[48]. Ils ont raison. Toutefois, lorsque la partie semble avoir de la difficulté à cerner le fondement de son recours et se ravise à plus d’une reprise, cela peut indiquer qu’elle tente désespérément de lui trouver une assise juridique au lieu de se rendre à l’évidence qu’elle n’a aucun droit. Le juge conclut qu’il est en présence d’un tel cas : les appelants plaident au moins quatre arguments différents, dont certains sont abandonnés, d’autres sont rejetés, soit au stade interlocutoire ou au stade final, mais aucun n’est bien fondé.

Il est à retenir que dans le cadre d’une demande en rejet pour abus, des décisions antérieures statuant sur des faits pertinents au litiges peuvent être prises en compte. La juge Alicia Soldevila j.c.s., dans l’affaire Harvey c. Lavoie, 2021 QCCS 2364, https://canlii.ca/t/jgdgz, s’exprime ainsi:

  • [58] Les demandes en déclaration d'inhabileté à l'encontre de la syndique ad hoc et de BCF introduites par le demandeur ne sont, en conclusion, que des mesures dilatoires additionnelles déployées pour faire échec aux plaintes disciplinaires logées contre lui; plutôt que d'en retarder le processus, le demandeur devrait y faire face s'il s'estime lésé ou injustement traduit devant le Conseil de discipline à qui le législateur a confié la tâche d'examiner les plaintes disciplinaires contre les membres du Barreau de façon exclusive. Il n'appartient pas à la Cour supérieure de court-circuiter le processus déjà débuté devant le Conseil de discipline.
  • […]
  • [61] La Cour d'appel, dans deux arrêts récents, Lacour c. Construction D.M. Turcotte TRO inc.[16] et Mailloux c. Collège des médecins du Québec[17], a reconnu, d'une part, que le Tribunal peut examiner l'ensemble du dossier qui lui est soumis dans le contexte d'une demande en rejet, incluant les procédures, les pièces et, ceci est déterminant ici, les décisions antérieures statuant sur des faits pertinents au litige.
  • [62] La Cour d'appel a également rappelé qu'il n'est pas nécessaire de démontrer une intention quelconque pour déterminer l'existence d'un abus, simplement que la procédure est mal fondée.
  • [63] L'analyse des procédures en lien avec les plaintes disciplinaires, tant devant le Conseil de discipline que devant la Cour supérieure, de même que les recours engagés de façon parallèle par le demandeur ainsi que toutes les décisions rendues par le Conseil de discipline et la Cour supérieure, de même que la Cour d'appel dans cette affaire convainquent le Tribunal que la demande introduite par le demandeur est dilatoire, manifestement mal fondée, voire abusive.

Dans l’affaire Aintabi c. Syndicat de copropriété de The Meadows Condominium, 2021 QCCS 1409, https://canlii.ca/t/jfd2g, le juge Bernard Synnott j.c.s. s’exprime ainsi :

  • [341] Il n’existe aucune preuve contre les défendeurs personnes physiques qui aurait pu justifier le moindre argument permettant de soulever le voile corporatif ou même de soutenir que l’un d’eux soit l’auteur d’une faute.
  • [342] Les demandeurs plaident qu’il leur était impossible de le savoir avant le procès. Cette assertion est non fondée.
  • [343] Lorsqu’un demandeur institue un recours il doit s’assurer d’être en possession d’un minimum de preuve qui permette de prétendre à un minimum de droit. L’on ne peut utiliser la procédure dans l’espoir de trouver une preuve inexistante. L’on ne peut pas plus réclamer des montants largement exagérés, ce que les demandeurs ont fait en l’espèce.
  • [344] L’expédition de pêche n’est pas admise dans notre droit et depuis l’adoption de l’article 51 du Code de procédure civile, la procédure judiciaire manifestement mal fondée peut être déclarée abusive.
  • [345] Le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure de la preuve que les demandeurs n’ont jamais eu en mains la moindre preuve contre les défendeurs personnes physiques.
  • [346] Bien que cela ne soit pas nécessaire pour conclure à l’abus, le Tribunal est aussi convaincu que les procédures judiciaires ont été instituées de mauvaise foi, dans un esprit de vengeance. Il s’agit d’une conduite hors norme et blâmable.
  • [347] Dans les circonstances, le Tribunal conclut que les procédures judiciaires des demandeurs sont abusives contre eux au sens des articles 51 et suivants du Code de procédure civile.
  • […]
  • [352] La Cour suprême nous enseigne également que les tribunaux ne devraient réserver la condamnation à des dommages punitifs qu’aux situations d’abus les plus manifestes et intolérables[111].
  • [353] Compte tenu de la nature de l’abus, de sa durée, de l’utilisation de procédures à titre de représailles blâmables, le Tribunal est d’avis que l’octroi de dommages punitifs est de mise dans les circonstances.
  • [354] Le Tribunal condamne les demandeurs à verser à chacun des défendeurs la somme de 2 500 $ à titre de dommages punitifs. Les intérêts commenceront à courir à la date du présent jugement.

Par exemple, le fait que le demandeur s’obstine, sans motif et sans aucune chance raisonnable de succès, à prétendre qu’il y a une hypothèque légale sur un bien affecté à l’utilité publique peut être sanctionné d’abus, tel que le juge Philippe Bélanger j.c.s. le confirme dans l’affaire Coffrage Alliance ltée c. Entreprise de construction TEQ inc., 2021 QCCS 3308, https://canlii.ca/t/jhfdh :

  • [32] Cela dit, CAL ne peut raisonnablement nier et ne nie pas la vocation publique du centre aquatique à l’heure actuelle. Contrairement à d’autres situations où la vocation éventuelle de l’immeuble en construction demeure à être démontrée[9], en l’espèce, il n’y a, à nouveau, aucun doute : ce complexe municipal est complété et ouvert au public. CAL le sait et ne peut sérieusement plaider le contraire, que ce soit d’un point de vue factuel ou juridique.
  • [33] Il en découle que la demande de CAL à l’endroit de la Ville visant à faire reconnaître son hypothèque légale ne présente aucune chance raisonnable de succès[10].
  • [34] À nouveau, on pouvait donner à CAL le bénéfice du doute avant l’achèvement des travaux de construction du centre aquatique. Ce doute disparaît toutefois lorsque CAL s’obstine, sans motifs, à maintenir l’inscription de son hypothèque légale de construction sur un immeuble déjà rendu disponible au public à sa pleine connaissance.
  • [35] Le Tribunal considère donc qu’il y a abus dans le contexte actuel.
  • [36] Lors de l’enquête sommaire[11] menée quant aux dommages subis, la Ville fait la preuve des honoraires extrajudiciaires encourus afin de faire valoir ses droits en l’instance. Les honoraires à cet égard se chiffrent à 4 979 $ depuis l’institution de la demande de CAL.
  • [37] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal considère que CAL devrait assumer le paiement des honoraires extrajudiciaires encourus par la Ville pour présenter sa demande de radiation d’hypothèque légale ainsi que le paiement des frais de radiation de celle-ci qui seront encourus.
  • [38] La Ville produit une note d’honoraires[12] de la somme de 976,34 $ à cet égard qui paraît raisonnable.
  • [39] Le Tribunal condamne donc CAL à verser à la Ville la somme de 976,34 $, soit les frais encourus par la Ville pour la présentation de sa demande et à être encourus pour procéder à la radiation de l’hypothèque légale.

Dans une cause particulière, le juge Patrick Buchholz j.c.s, dans l’affaire Montpetit c. Sabourin, 2021 QCCS 853, https://canlii.ca/t/jdrc8, s’exprime ainsi :

  • [202] Le Tribunal donne raison aux défendeurs/demandeurs reconventionnels. Le comportement du demandeur, en introduisant son recours, a été abusif à leur endroit.
  • [203] Premièrement, le manque de proportionnalité est marquant.
  • [204] Le demandeur dépose une demande introductive d’instance fleuve de 144 paragraphes sur plus de 60 pages. Des parties substantielles de sa procédure introductive sont soit redondantes, incompréhensibles, ou tout simplement non pertinentes aux litiges nés entre les parties. Les défendeurs dans des procédures en justice ont droit à plus de clarté et d’efficience.
  • [205] Pire, le demandeur a étudié et pratiqué le droit et doit savoir que cette façon de faire est entièrement déraisonnable et disproportionnée.
  • [206] De plus, le demandeur a plaidé tous les arguments possibles, et ce, même lorsqu’ils étaient mutuellement exclusifs.
  • [207] Le demandeur a déposé plus de 175 pièces, sans compter des dizaines de sous-pièces, la très grande majorité d’entre elles n’ayant pas servi au litige.
  • [208] Le demandeur a également fourni aux défendeurs, une liste de plus de 200 autorités, alors qu’il n’avait pas l’intention de les plaider, du moins, pas en première instance
  • [209] Il y aussi absence de proportionnalité ou de raisonnabilité en intentant un recours sans tentative sérieuse de discussion.
  • [210] Le Tribunal rappelle la disposition préliminaire au Code de procédure civile :
  • […]
  • [211] Clairement le demandeur n’avait pas en tête cette disposition lorsqu’il a entrepris, et par la suite continué, son recours. Il n’y a eu aucune tentative de discussion ou de négociation, et ce, alors même que les parties sont représentées par avocat et avancent vers un bornage à l’amiable.
  • […]
  • [214] De surcroît, le recours du demandeur est aussi clairement téméraire.
  • [215] Le demandeur ne sait pas exactement ce qu’il recherche. L’assiette de servitude, de propriété superficiaire ou de prescription acquisitive demandée par M. Montpetit n’est jamais consistante. À l’audition, il demande parfois 15 pieds, parfois 10 pieds, d’autres fois 7-8 pieds, et même 45 pieds. Cela manque profondément de sérieux.
  • [216] Aux témoins de la partie adverse, M. Montpetit pose des questions de façon clairement exploratoire. Il est évident par ses questions et les réponses qu’il reçoit qu’il n’a pas la moindre idée de ce que les témoins vont lui répondre.
  • [217] Il s’agit d’une perte de temps précieuse pour la Cour et les parties et d’un comportement condamnable, particulièrement de la part d’un ancien avocat.
  • [218] De plus, le demandeur avoue lui-même que sa procédure contre les défendeurs fait partie d’une période « exploratoire »[74].
  • […]
  • [235] Aux yeux du Tribunal, le lien de causalité entre l’abus du demandeur et les dommages-intérêts des demandeurs reconventionnels apparaît évident. Ces dommages sont les honoraires et déboursés raisonnablement encourus par eux pour se défendre contre la demande abusive du demandeur, lesquels sont, pour chacun d’eux, aux montants suivants selon la preuve déposée :
  • [236]     Marie-Maude Beauregard-Millaire et Steve Desautels : 49 426,30 $[79];
  • [237]     9206-6745 Québec inc. : 39 076,21 $[80];
  • [238]     Lyne Sabourin et Jacques Poitras : 21 721,31 $[81];
  • [239]     Manon Montpetit : 16 895,95 $[82]; et
  • [240]     Claudette Montpetit et Claude Sabourin : 14 330,02 $[83].
  • L) Est-ce que le demandeur a commis une faute civile envers Desautels-Beauregard-Millaire? Le cas échéant, ont-ils droit aux dommages moraux demandés?
  • [241] Desautels-Beauregard-Millaire prétendent aussi avoir droit à des dommages moraux en lien avec le comportement fautif du demandeur à leur endroit.
  • [242] En sus de l’abus procédural qu’ils ont subi, lequel est déjà une faute civile à leur endroit, il a été mis en preuve que M. Montpetit a été agressif envers eux tant dans ses paroles et que dans ses gestes. Il a fait venir la Sûreté du Québec pour se plaindre de la passerelle au-dessus du fossé mitoyen. Il a cherché à leur causer des ennuis avec la municipalité. Il a intimidé Mme Beauregard-Millaire devant ses enfants, alors que son conjoint était absent.
  • […]
  • [245] Le Tribunal n’hésite pas à trouver fautif le comportement de M. Montpetit sur le plan de la responsabilité civile. Une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances, n’agit pas de telle façon.
  • […]
  • [257]     CONDAMNE le demandeur à payer (i) à Lyne Sabourin et Jacques Poitras un montant de 21 721,31 $, (ii) à Claudette Montpetit et Claude Sabourin un montant de 14 330,02 $ et (iii) à Manon Montpetit un montant de 16 895,95 $, chacun de ces montants portant intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle à compter de la date du présent jugement;
  • [258]     AUTORISE Lyne Sabourin et Jacques Poitras à retirer aux frais du demandeur la clôture sur le lot [5] du Cadastre du Québec;
  • [259]     ACCUEILLE la défense et demande reconventionnelle re-re-modifiée de Steve Desautels et Marie-Maude Beauregard-Millaire;
  • [260]     CONDAMNE le demandeur à payer à Steve Desautels et Marie-Maude Beauregard-Millaire la somme de 20 000 $, soit 10 000 $ à chacun d’eux, portant intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle à compter de la date du présent jugement, à titre de dommages moraux;
  • [261]     CONDAMNE le demandeur à payer à Steve Desautels et Marie-Maude Beauregard-Millaire la somme de 49 426,30 $, portant intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle à compter de la date du présent jugement;
  • […]
  • [265]     CONDAMNE le demandeur à payer à 9206-6745 Québec inc. la somme de 39 076,21 $ portant intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle à compter de la date du présent jugement;

La Cour d’appel, dans l’affaire Meadowbrook Groupe Pacific inc. c. Ville de Montréal, 2021 QCCA 60, https://canlii.ca/t/jcnbk, s’exprime ainsi dans le contexte où la ville connait déjà l’état contaminé du ruisseau Meadowbrook et qu’elle est responsable de l’égout pluvial qui s’y déverse, alors qu’elle multiplie les procédures de mauvaise foi :

  • [40] Comme mentionné précédemment, la Ville n’identifie pas d’erreur de la juge de première instance dans son pourvoi incident. Elle fait plutôt valoir que les délais qui lui ont été imposés sont trop courts et que la seule solution envisageable est celle de la correction des raccordements inversés sur les territoires de Côte-Saint-Luc et de Montréal-Ouest et qu’elle ne peut procéder à ces corrections sans la participation de ces dernières.
  • […]
  • [43] Malgré ces arrêts de la Cour, la Ville continue de plaider dans la déclaration d’appel incident modifiée que la seule solution envisageable implique la correction des branchements inversés et la participation des villes de Côte-Saint-Luc et de Montréal-Ouest. Cette insistance de la Ville à maintenir une position maintes fois rejetée par la Cour supérieure et par la Cour d’appel est téméraire et s’assimile à un comportement blâmable, ce qui suffit pour déclarer sa conduite d’abusive.
  • […]
  • [45] À la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis que le pourvoi incident de la Ville, de même que les demandes de suspension de l’exécution et de production de preuve nouvelle étaient téméraires et dépourvus de chance de succès. Ces procédures relevaient d’une volonté d’imposer une solution indéfendable après avoir été confrontée à de nombreux refus.
  • [46] La conduite de la Ville est d’autant plus abusive qu’elle s’accompagne d’une demande non pas de proroger les délais fixés par la juge, mais d’ordonner un nouveau débat sur cette question dans un contexte où elle reconnait l’état contaminé du ruisseau Meadowbrook et qu’elle est responsable de l’égout pluvial qui s’y déverse.
  • [47] La Ville ne peut excuser sa témérité dans le dépôt de l’appel incident en plaidant que l’existence de l’appel principal démontre la faiblesse du jugement. Les moyens soulevés dans l’appel principal portent sur des questions complètement différentes et sont indépendantes de l’appel incident.
  • [48] À titre de sanction, Meadowbrook réclame le remboursement des honoraires extrajudiciaires pour ces procédures, lesquels s’élèvent à 27 135,26 $.

Nous comprenons de ce qui ressort des jugements précités que les facteurs pour permettre au tribunal d’évaluer une situation d’abus fluctuent. Nous ne sommes pas devant une application précise des critères.

e) la volonté de nuire à autrui

Suivant notre analyse des jugements ici cités, nous pouvons tirer une conclusion quant à ce facteur. En effet, nous avons remarqué que si la volonté de nuire à autrui (mauvaise foi) ressort du dossier, le tribunal aura tendance à accorder des dommages punitifs.

Reprenons l’affaire Groupe Guy Samson inc. c. Laplante, 2021 QCCS 3727, https://canlii.ca/t/jj1qt. Dans cette affaire, le demandeur poursuit en diffamation un maire à titre personnel, pour un événement survenu avant d’être nommé maire, alors qu’il était en campagne pour le devenir et la ville de Saint-Jean-Sur-Richelieu opposé à un projet immobilier. Les faits détaillés au jugement démontrent une intention de poursuivre personnellement le maire en question, pour qu’il ne puisse pas bénéficier des protections que la ville lui offre à titre de maire. La juge Judith Harvie j.c.s., statuant sur l’abus, accorde ainsi au défendeur des honoraires extrajudiciaires pour environs 31 000$ ainsi que des dommages punitifs de 5 000$. Le tribunal s’exprime ainsi :

  • [116] Pour entraîner une réparation, l’abus doit se qualifier de faute civile. Une procédure peut se baser sur de faibles arguments mal fondés sans être abusive au point d’être fautive. « Pour qu’un tel abus soit considéré comme une faute entraînant la responsabilité civile, il doit s’agir, en l’absence d’indices de mauvaise foi ou de témérité, d’une conduite objectivement fautive » [66].
  • […]
  • [118] Laplante convainc facilement que le recours peut constituer un abus, alors que Groupe Samson ne réussit pas à démontrer que leur recours se justifie en droit.
  • [119] Au contraire, il entreprend sa demande de manière téméraire puisqu’une « personne prudente et diligente, placée dans les circonstances connues [de Groupe Samson] conclurait à l’inexistence d’un fondement de cette procédure » [69].
  • [120] En effet, l’argument n’est pas seulement faible, il y a absence de fondement juridique. La réduction des dommages suite au règlement intervenu dans le dossier du Groupe Maurice n’y change rien. D’ailleurs, celle-ci survient plusieurs semaines après ce règlement, alors que la présentation de la demande en rejet pour abus de la poursuite est imminente. La situation laisse songeuse quant aux réelles motivations de la modification.
  • [121] Malgré les mises en garde des diverses instances appelées à se pencher sur le dossier, Groupe Samson persiste sans jamais démontrer un fondement valable. Son entêtement malgré un recours voué à l’échec démontre une témérité qui « s’assimile à un comportement blâmable, ce qui suffit pour déclarer [la] conduite abusive »[70]. Il ne s’agit pas de l’exercice légitime du droit d’agir en justice pour faire valoir sa position, mais bien d’un comportement inacceptable.
  • [122] Le Tribunal conclut également que Groupe Samson cherche à nuire à Laplante et détourne les fins de la justice pour mettre de la pression sur un élu municipal.
  • [123] Certes, la bonne foi se présume, mais cette présomption peut être renversée[71]. La preuve circonstancielle permet de tirer une inférence de mauvaise foi.
  • […]
  • [155] Le Tribunal considère qu’il s’agit d’un tel cas. Groupe Samson commet une faute grave empreinte de mauvaise foi en entreprenant son recours. Il détourne le système de justice pour mettre de la pression sur un élu dans le but de faire avancer son projet immobilier et de punir le maire pour sa neutralité. Il formule sa demande dans le but avoué que Laplante ait à se défendre par ses propres moyens. Il s’entête à poursuivre ce recours mal fondé.
  • [156] De tels agissements doivent être dénoncés et sanctionnés dans un but dissuasif. Compte tenu de la gravité des gestes posés et de la réparation accordée qui se limite aux honoraires et débours découlant directement du présent dossier alors qu’il n’y a pas lieu de douter de la capacité patrimoniale du Groupe Samson, la somme de 5 000 $ réclamée est justifiée.

Dans l’affaire 9302-5773 Québec inc. c. West Coast Aircraft Sales and Leasing Ltd., 2021 QCCS 3372, https://canlii.ca/t/jhhfp, la juge Judith Harvie souligne que la répétition d’actes abusifs dans d’autres instances « puisse dans certaines circonstances permettre d’inférer un caractère délibéré aux agissements » (par. 234), ainsi une intention :

  • [233] Il mentionne que le représentant de l’Acheteur, personnellement ou par l’entremise d’une de ses compagnies, utilise régulièrement des tactiques dilatoires devant les tribunaux qui entraînent à répétition des condamnations pour abus[134].
  • [234] Il faut faire preuve de prudence avant de conclure à un abus de procédure en raison du comportement d’une partie dans d’autres dossiers, bien que la répétition puisse dans certaines circonstances permettre d’inférer un caractère délibéré aux agissements[135]. Le présent dossier se distingue des autres mentionnés. Il ne concerne pas les affaires habituelles du représentant de l’Acheteur dans le domaine immobilier et la procédure suivie ne se compare pas.

Dans l’affaire Droit de la famille — 21996, 2021 QCCS 2289, https://canlii.ca/t/jg9jd, le juge Jocelyn Geoffroy j.c.s. traite d’une saisie faite de mauvaise foi :

  • [1] Le Tribunal est saisi d’une demande en opposition d’une saisie en mains tierces des comptes bancaires de la demanderesse, qui a la garde de ses trois enfants, effectuée malicieusement par le défendeur juste avant la période des Fêtes.
  • […]
  • [36] De la preuve offerte, le Tribunal retient qu’au cours des sept dernières années, les parties ont régulièrement communiqué entre elles de façon quasi mensuelle quant aux différents frais qu’elles se devaient et jamais au cours de toutes ces années Monsieur n’a fait allusion à Madame qu’elle lui devrait de l’argent. Il ne lui a donc jamais demandé de lui rembourser la fameuse créance de 12 500 $. Cela s’explique facilement par le fait que Monsieur considérait la créance de Madame éteinte par compensation, compte tenu qu’il ne lui a pas versé de pension alimentaire pour les enfants au cours des premières années suivant le jugement du 4 novembre 2013.
  • [37] Voici que malicieusement, sans donner aucune explication à Madame, il fait saisir ses comptes de banque juste avant Noël, en pleine période de mesures d’urgence sanitaire, alors que la plupart des bureaux d’avocats sont fermés. Madame ne comprend alors pas ce qui se passe, elle n’a pas accès à son argent pour le temps des Fêtes. Elle a finalement été extrêmement chanceuse de pouvoir se trouver un avocat qui a accepté de rédiger et faire signifier les procédures d’opposition aux saisies, la veille du jour de l’An.
  • [38] La demanderesse plaide que la façon de procéder de Monsieur servait en fait au défendeur uniquement à la faire paniquer. Ce qui reflète la mauvaise foi de sa démarche. Le Tribunal donne raison à Madame à ce propos. Comme le lui permet les articles 52 et 53 C.p.c., le Tribunal condamnera le défendeur à payer à la demanderesse une somme de 2 500 $ à titre d’abus de droit. L’avis d’exécution étant manifestement mal fondé, frivole et elle résulte de l’utilisation d’une procédure de manière excessive ou déraisonnable dans le but de nuire à la demanderesse.

Dans l’affaire Droit de la famille — 21236, 2021 QCCS 693, https://canlii.ca/t/jdk76, le juge Claude Villeneuve accorde 25 000$ à titre de dommages moraux pour abus de procédure, constatant la volonté de nuire découlant des procédures engagées et du comportement fautif dans l’instance. La méthode d’évaluation du préjudice moral est également discutée :

  • [171] Mais il est manifeste que Monsieur a agi de façon répréhensible dans cette affaire, surtout depuis le Jugement Daigle prononcé en 2007, et qu’il a tout fait pour épuiser Madame, autant financièrement que psychologiquement, en refusant de payer ce qu’il lui doit et en omettant sciemment de lui communiquer, de même qu’à la notaire Fredette, les informations pertinentes pour faire la lumière sur sa situation financière.
  • [172] Ses multiples demandes d’annulation de pensions alimentaires, ses contestations sans fondement véritable des jugements rendus contre lui, sa négligence répétitive à collaborer pour que la notaire Fredette, les experts et la Cour puissent faire la lumière sur ses actifs, ses déclarations souvent mensongères et sa façon de se présenter comme si c’était lui qui vivait en situation financière précaire, alors qu’il a un rythme de vie aisé selon son fils N..., sont autant d’éléments qui attestent d’un comportement vexatoire de sa part afin d’éviter de payer ce qui était et est encore dû à Madame.
  • [173] Madame a fait la preuve du préjudice moral qu’elle allègue. Elle est crue quand elle relate toutes les difficultés vécues depuis la séparation des parties, et qui ont entraîné pour elle du stress et un état de fort épuisement, autant physique que psychologique, en lien avec le comportement vexatoire de Monsieur.
  • [174] Une sanction s’impose, mais laquelle?
  • [175] Madame n’a pas produit de compte d’honoraires de son avocate en preuve et il est difficile pour le Tribunal d’évaluer l’ampleur des frais qu’elle a engagés. Elle ne réclame pas non plus de dommages punitifs.
  • [176] L’évaluation de l’indemnité pour préjudice moral est un exercice discrétionnaire périlleux puisqu’il faut objectiver un préjudice essentiellement subjectif[78]. Il est bien établi en droit que le préjudice est évalué au moment du jugement[79] et que l’indemnité doit être juste et raisonnable[80].
  • [177] Les dommages compensatoires ne doivent cependant pas servir à indemniser Madame pour le retard à obtenir les sommes qui lui sont dues. Cette forme de compensation aurait pu être obtenue (et elle l’aurait été), si elle avait simplement demandé l’indemnité additionnelle prévue par l’article 1619 C.c.Q. Les articles 51 et suivants n’ont pas cet objectif puisqu’ils visent à sanctionner une conduite abusive.
  • [178] Compte tenu que le comportement vexatoire de Monsieur s’est étiré sur une très longue période de temps, avec tous les effets désastreux qui en résultent pour son ex-épouse et que l’écoulement du temps n’a pas pour effet d’absoudre Monsieur[81], le Tribunal arbitre le montant des dommages-intérêts subis par Madame à 25 000 $ dans les circonstances exceptionnelles de la présente affaire.
  • [179]     Cette somme de 25 000 $ portant intérêt à compter de la date du présent jugement.

f) le préjudice auquel on expose autrui; et

g) le déséquilibre des forces en présence

L’affaire Perri c. Alimentation l'Épicier inc., 2021 QCCQ 6326, https://canlii.ca/t/jhc16 est éloquente. Dans cette affaire, l’employeur a poursuivi son employé juste après son départ pour une somme de plus de 80 000$. Après trois ans, l’employeur s’est désisté de son recours. Face au déséquilibre entre les parties et les autres circonstances de l’affaire, le juge Huppé j.c.q., concluant en l'abus, s’exprime ainsi :

  • [44] M. Perri réclame le remboursement de ses frais d’avocat qui, selon la preuve, totalisent un montant de 14 688,81 $. Il considère comme un abus de droit la décision prise par Alimentation de le poursuivre dès son départ pour une somme importante et de se désister trois ans plus tard, une semaine avant le procès. Cette conduite l’a forcé à retenir les services d’une avocate pour se défendre. Compte tenu du désistement, il lui a payé inutilement des honoraires.
  • [45] Il réclame aussi un montant de 20 000 $ à titre de dommage moral pour l’indemniser du préjudice que lui ont causé ces procédures judiciaires. M. Perri explique que pendant trois ans, il a dû vivre avec la menace que ces procédures représentaient pour lui et qu’il a abandonné son projet de se porter acquéreur d’une résidence en raison des honoraires d’avocat qu’il a dû encourir pour se défendre.
  • [46] Cette partie de la réclamation exige la mise en équilibre deux principes importants. La possibilité accordée à un justiciable de s’adresser à un tribunal pour faire valoir ses droits constitue une exigence fondamentale de la primauté du droit. Par ailleurs, l’exercice du droit d’ester en justice est assujetti aux deux règles de base, que l’on peut considérer comme des principes directeurs du droit civil, consacrées aux articles 6 et 7 du Code civil du Québec :
    • 6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.
    • 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.
  • [47] Une partie qui abuse de son droit d’ester en justice, même sans intention malveillante[12], cause un dommage à la partie adverse qui, pour combattre cet abus, paie inutilement des honoraires judiciaires à son avocat[13]. La jurisprudence reconnaît le droit d’une partie de réclamer ses honoraires d’avocat en cas de désistement tardif de son adversaire[14].
  • [48] Afin de déterminer si la conduite d’Alimentation dans l’institution et la gestion de ses procédures judiciaires contre M. Perri engage sa responsabilité, il y a lieu de procéder à une analyse de l’évolution du litige entre les parties.
  • […]
  • [60] Il n’appartient pas au tribunal de déterminer si la réclamation d’Alimentation était bien fondée. Son désistement a dessaisi le tribunal de cette question. Le tribunal doit plutôt déterminer si la conduite d’Alimentation, en intentant ses procédures contre M. Perri et en s’en désistant une semaine avant le procès, engage sa responsabilité.
  • […]
  • [65] Une entreprise dont le chiffre d’affaires s’élève à plusieurs dizaines de millions de dollars, comme c’est le cas pour Alimentation, ne peut ignorer l’intensité de la pression qu’elle exerce sur un ancien employé en décidant de le poursuivre en justice. Le rapport de force entre les parties est fortement disproportionné en faveur de cette entreprise. Dans l’exercice de bonne foi de ses droits civils, une telle entreprise doit se montrer particulièrement soucieuse des conséquences que peut produire chez un employé dont le salaire était de 50 000 $ l’obligation de faire face à une réclamation de 84 999 $.
  • […]
  • [67] Certes, Alimentation pouvait légitimement prendre toutes les mesures appropriées pour protéger son entreprise si elle soupçonnait M. Perri de solliciter ses employés. La preuve ne démontre cependant pas qu’elle se soit adressée au tribunal pour faire cesser ou pour empêcher une telle sollicitation. Ce qu’elle choisit de faire consiste plutôt à a) réclamer arbitrairement à un ex-employé, dont le salaire peut être considéré comme relativement modeste, un montant de dommages très substantiel par rapport à la rémunération qu’elle lui versait et b) retirer cette réclamation à quelques jours du procès, après lui avoir fait dépenser des milliers de dollars d’honoraires d’avocat.
  • [68] Une telle conduite, dans les circonstances relatées ci-dessus, contrevient à la norme de conduite d’une personne raisonnable et constitue une utilisation abusive et excessive des procédures judiciaires. Elle engage la responsabilité d’Alimentation envers M. Perri et justifie la réclamation de celui-ci pour les honoraires d’avocat qu’il a encourus pour se défendre à la réclamation d’Alimentation.
  • [75] Alimentation a fait subir une telle pression à M. Perri pendant une période de plus de trois ans avant de se désister. Le tribunal estime que le dommage moral ainsi subi par M. Perri justifie une indemnisation de l’ordre de 5 000 $.

2. Critères applicables à une demande de rejet au stade préliminaire fondée sur les article 51 et ss. C.p.c.

À ce titre, la décision Construction Tecta inc. c. Keita, 2021 QCCQ 7539 https://canlii.ca/t/jj0c5, offre un rappel efficace des critères applicables :

  • [27] Les principes applicables à une demande en rejet fondée sur les articles 51 et 53 C.p.c. au motif qu’un acte de procédure est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire sont bien connus:
    • a)   en présence d’un acte de procédure qui ne présente pas de chance de succès, le Tribunal peut le déclarer abusif et le rejeter préliminairement;
    • b)   lorsqu’un abus est sommairement établi, il y a renversement du fardeau de la preuve et il appartient à la partie qui a introduit l’acte de procédure attaqué de démontrer prima facie qu’elle n’agit pas de façon excessive ou déraisonnable et que sa procédure se justifie en droit;
    • c)   le Tribunal doit faire montre de prudence et ne rejeter un acte de procédure que si un examen méticuleux du dossier le mène à conclure que cet acte est manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire;
    • d)   dans le cadre de son examen, le Tribunal peut utiliser l’ensemble du dossier incluant les procédures, les pièces et les interrogatoires;
    • e)   le Tribunal n’a pas à apprécier le degré de difficulté qu’aura l’auteur de l’acte en question à prouver ses allégations;
    • f)     le Tribunal peut conclure à l’abus sans égard à l’intention d’abuser et il n’est pas requis de démontrer la malveillance ou la mauvaise foi de l’auteur de l’abus;
    • g)   un acte de procédure intenté de façon téméraire peut constituer un abus;
    • h)   avant de rejeter préliminairement un acte de procédure, le cas doit être clair; et
    • i)     si la situation est claire, le Tribunal doit statuer sans reporter inutilement l’analyse de la problématique à une étape judiciaire ultérieure. 
  • [28] Ceci étant dit, il n’est pas question de faire le procès des défendeurs dans le cadre d’une demande en rejet. À ce stade embryonnaire, les tribunaux doivent agir avec circonspection avant de conclure à l’abus, particulièrement lorsqu’ils ne disposent que d’une preuve sommaire, alors que le juge du fond est mieux placé pour trancher, à la lumière de l’ensemble de la preuve[23]. Il faut résister à la tentation de court-circuiter le processus judiciaire en mettant fin prématurément à un acte de procédure autrement recevable, à moins qu’il ne soit patent, sans qu’une preuve élaborée soit administrée, que l’acte en question est abusif ou paraît l’être [24].
  • [29] En l’absence d’une démonstration que l’acte de procédure en question est nécessairement voué à l’échec (dit autrement, que les moyens de défense des défendeurs ne présentent aucune chance raisonnable de succès alors qu’une preuve peut être administrée), accueillir une demande en rejet aux termes des articles 51-53 C.p.c. constitue, selon la Cour d’appel, une erreur, un manque de prudence[25].
  • [30] Tout doute doit jouer en faveur de l’auteur de la procédure attaquée[26] et l’acte de procédure ne doit être rejeté que s’il s’agit d’un cas clair, où son auteur n'a manifestement pas de cause à faire valoir[27]. Il faut ici se demander si la partie peut, au procès, être en mesure de justifier sa position, même si cela s’avère particulièrement difficile[28]. La Cour d’appel résume bien tous ces principes dans l’affaire Andritz[29].

3. Les dommages pouvant être accordés

a) La notion de faute civile

Il ressort de la jurisprudence analysée, qu’il faut qu’il y ait une faute afin d’ouvrir la possibilité à une condamnation en dommages. Ainsi, tous les abus ne constituent pas nécessaire tous des « fautes ».

Ainsi, la Cour d’appel, dans l’affaire 2741-8854 Québec inc c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, https://canlii.ca/t/hvwlj, indique ce qui suit :

  • [21] La thèse avancée par les requérantes est séduisante, d’autant plus qu’elle fait écho aux principes généraux du droit privé de la responsabilité civile qui distingue ces notions. En l’absence d’indices de mauvaise foi ou de témérité, une partie qui procède tout simplement à une « appréciation inexacte […] de ses droits »[9] ne commet pas de ce seul fait une faute civile. Il peut toutefois en être autrement si « une [telle] appréciation inexacte […] de ses droits », même sans indices d’intention de nuire, constitue une conduite objectivement fautive, c’est-à-dire qu’« une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure »[10]. De même, l’abus du droit d’ester en justice peut également être source de responsabilité civile, en ce qu’il constitue, quant à lui, « une faute commise à l’occasion d’un recours judiciaire »[11].
  • [22] Ainsi, selon le droit commun de la responsabilité civile, seul un abus de procédures, au sens fort du terme et prenant la forme d’un comportement blâmable au sens que le droit privé fondamental donne à ce terme[12], est une faute qui justifie une condamnation aux dommages pour le préjudice causé. Ce serait la même notion de conduite fautive qui anime l’abus d’ester en justice. Or, une demande en justice « manifestement mal fondée », ou encore simplement « non fondée », n’est pas toujours le reflet d’une faute intentionnelle ou d’une conduite négligente.
  • […]
  • [30] Ceci étant dit, l’article 51 C.p.c. ne porte désormais plus à controverse[19]. L’abus, au sens de cette disposition, « peut résulter/may result » d’une demande en justice qui, sans être malveillante ni faite de mauvaise foi ou témérité, demeure néanmoins vouée à l’échec. Sans être intentionnelle, la demande manifestement non fondée peut être néanmoins fautive ou non, mais ce caractère fautif n’est pas la seule mesure de l’« abus » au sens de cette disposition.
  • Reprenant la décision précitée, la Cour d’appel, dans l’affaire Vandal c. Municipalité de Boileau, 2020 QCCA 777, https://canlii.ca/t/j891d, s’exprime ainsi :
    • [6] Les articles 51 et 54 C.p.c. ne créent pas un régime de responsabilité sans faute et, dans le cas qui nous occupe, ce ne sont pas toutes les formes d’abus qui sont source de responsabilité et permettent le remboursement des honoraires extrajudiciaires. Elles doivent dénoter un comportement fautif : 2741-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, paragr. 28. Dans cet arrêt, la Cour rappelle, au paragr. 22, que « seul un abus de procédures, au sens fort du terme et prenant la forme d’un comportement blâmable au sens que le droit privé fondamental donne à ce terme, est une faute qui justifie une condamnation aux dommages pour le préjudice causé ». [Renvoi omis]

Il en ressort que la faute s’évalue ainsi : Il peut toutefois en être autrement si « une [telle] appréciation inexacte […] de ses droits », même sans indices d’intention de nuire, constitue une conduite objectivement fautive, c’est-à-dire qu’« une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argumente, conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure » (par. 22 de 2741-8854 Québec inc c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807).

Cette façon d’identifier la faute est reprise dans Lefebvre c. Succession de Bergeron, 2021 QCCS 2017, https://canlii.ca/t/jg0wj, le juge Poulin s’exprimant ainsi :

  • [178] Comme l’enseigne la Cour d’appel, la barre de l’abus de procédure est haut placée[42]. L’interprétation qui était avancée par le liquidateur ne se distingue pas de situations litigieuses analogues soulevées en matière d’interprétation de contrats ou de clauses testamentaires.
  • [179] Le fardeau d’établir l’existence d’une faute ou d’un comportement blâmable de la part du liquidateur incombe à Mme Lefebvre. Elle doit convaincre que le moyen soulevé serait apparu manifestement mal fondé aux yeux d’une personne raisonnable et prudente, placée dans les mêmes circonstances que le liquidateur et que ce dernier était fautif de le faire valoir.
  • [180] La preuve et les arguments ne convainquent pas le Tribunal.

Cependant, nous souhaitons noter que la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, https://canlii.ca/t/gjl6p, traite de l’évaluation des dommages en application des articles 54.1 et suivants de l’ancien C.p.c. :

  • [168] Dans l’arrêt Viel c. Entreprises Immobilières du Terroir ltée, 2002 CanLII 41120 (QC CA), [2002] R.J.Q. 1262, la Cour d’appel a confirmé qu’en droit québécois, ce n’est qu’exceptionnellement qu’une partie peut être tenue de payer les honoraires d’avocats engagés par la partie adverse. Cette indemnisation doit satisfaire aux règles générales de la responsabilité civile : par. 72-73. Il faut être en présence d’une faute commise par l’autre partie, d’un préjudice et d’un lien causal entre les deux. La Cour d’appel y traite de la distinction entre l’abus sur le fond et l’abus d’ester en justice, le second étant le seul qui permette l’adjudication d’honoraires extrajudiciaires à titre de dommages-intérêts :
    • En principe, et sauf circonstances exceptionnelles, les honoraires payés par une partie à son avocat ne peuvent, à mon avis, être considérés comme un dommage direct qui sanctionne un abus sur le fond.  Il n’existe pas de lien de causalité adéquat entre la faute (abus sur le fond) et le dommage.  La causalité adéquate correspond à ou aux événements ayant un rapport logique, direct et immédiat avec l’origine du préjudice subi.
    • . . .
    • À l’inverse, peu importe qu’il y ait abus ou non sur le fond, une partie qui abuse de son droit d’ester en justice causera un dommage à la partie adverse, qui, pour combattre cet abus, paie inutilement des honoraires judiciaires à son avocat.  Il y a, dans ce cas, un véritable lien de causalité entre la faute et le dommage. [Nous soulignons; italique dans l’original omis.]
  • […]
  • [177] Les parties à un litige sont tenues de ne pas commettre d’abus de procédures. Si elles manquent à cette obligation, elles commettent une faute et le tribunal peut les condamner à des dommages-intérêts. Suivant l’art. 1608 C.c.Q., leur obligation de payer des dommages-intérêts à l’autre partie n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que celle-ci reçoive une prestation à titre gratuit de ses avocats. La raison d’être de l’art. 1608 C.c.Q., qui est explicitée dans les commentaires du ministre de la Justice, vaut tout autant dans les cas d’abus de procédure : il importe de permettre aux dommages-intérêts de jouer pleinement leur rôle préventif et de ne pas soustraire l’auteur d’un « préjudice » à sa responsabilité.

Cette mention pourrait laisser croire qu’une déclaration d’abus équivaut automatiquement à une faute. Cependant, avec égard, nous pensons qu’avec la rédaction actuelle du C.p.c., une déclaration d’abus n’équivaut pas automatiquement à une faute. Nous voyons cependant des décisions récentes, qui, sans évaluer si nous sommes en présence d’une faute, accordent des dommages en lien avec l’abus.

b) Type de dommages accordés

L’étude de la jurisprudence nous confirme que les types de dommages qui peuvent être accordés se détaillent ainsi :

  • Dommages matériels (souvent les honoraires extrajudiciaires);
  • Dommages moraux;
  • Dommages punitifs.

4. L’évaluation des dommages

a) Évaluation des dommages matériels, en ce qui concerne les honoraires extrajudiciaires

Les tribunaux, lorsqu’ils se penchent sur l’évaluation de la raisonnabilité des honoraires extrajudiciaires à accorder, se basent sur la Cour d’appel dans l’affaire Groupe Van Houtte inc. (A.L. Van Houtte ltée) c. Développements industriels et commerciaux de Montréal inc., 2010 QCCA 1970, https://canlii.ca/t/2d5wn. Les facteurs à évaluer, détaillés au paragraphe 124 du jugement, peuvent être résumés ainsi :

  • Importance et difficulté du litige;
  • Temps nécessaire d’y consacrer;
  • La façon dont l’instance a été menée par la partie qui réclame le remboursement des honoraires (en rapport avec l’utilité ou la pertinence des procédures);
  • « Raisonnabilité intrinsèque du taux horaire de l’avocat ou du montant facturé selon la formule convenue avec le client »;
  • « Proportionnalité des honoraires réclamés au regard de la condamnation prononcée et l'ensemble du contexte ».

Voici un extrait du paragraphe en question :

  • [124] Cela dit, il convient de rappeler, à l'instar de l'arrêt Compagnie Montréal Trust, que l'application des clauses contractuelles de ce genre doit se faire de manière raisonnable, sous le contrôle du tribunal, dans une perspective contextuelle. En fait, on doit lire dans toutes ces clauses, en filigrane, que seuls peuvent être réclamés les honoraires et débours raisonnablement encourus et non excessifs ou abusifs, dans le respect des métarègles issues des articles 6, 7 et 1375 C.c.Q. Les facteurs suivants peuvent notamment être considérés pour évaluer le caractère raisonnable de la réclamation : importance et difficulté du litige, temps qu'il était nécessaire d'y consacrer, mais aussi façon dont l'instance a été menée par la partie qui réclame le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires (y compris en rapport avec l'utilité ou la pertinence des procédures), ainsi que raisonnabilité intrinsèque du taux horaire de l'avocat de cette partie ou du montant facturé, selon la formule convenue avec le client, pour assurer sa représentation dans l'instance. Il faut aussi, bien sûr, examiner la proportionnalité des honoraires réclamés au regard de la condamnation prononcée et l'ensemble du contexte.

Il est important de mentionner que les tribunaux évaluent les dommages à compter de l’acte de procédure relevant un caractère abusif, et non avant. Ainsi, les honoraires accordés doivent avoir un lien direct avec l’abus constaté par le tribunal.

Finalement, nous désirons souligner à titre d’exemple l’affaire Tourigny c. Duby, 2021 QCCS 4612, https://canlii.ca/t/jk6jq, dans laquelle la juge Aline U.K. Quach, face à une réclamation pour honoraires de 150 000$, accorde finalement la somme de 25 000$ (par. 110-118, 125-128)

b) Évaluation des dommages moraux

Une certaine évaluation des dommages moraux pouvant être accordé a été faite dans l’affaire Y.T. c. L.L., 2021 QCCS 3173, https://canlii.ca/t/jh7bv. Dans cette affaire, le juge Alexander Pless j.c.s. établit la fourchette des dommages moraux entre 1 500$ et 15 000$, pour finalement accorder 7 500$ :

  • [127] Compte tenu de la nature de l’exercice, il n’est pas nécessaire d’établir des montants précis, par contre, dans le but de prendre en considération la tendance générale de l’inflation, il est utile de noter qu’ajustée en fonction de l'inflation, cette fourchette se situerait aujourd’hui entre 1 500,00 $ et 15 000,00 $[52].  Le montant de 15 000,00 $ demandé serait donc réservé pour les abus les plus graves.

Cependant, notre étude de la jurisprudence récente nous permet de démontrer que des sommes allant jusqu’à 25 000$ ont été accordés en dommages moraux, notamment dans l’affaire précitée Droit de la famille — 21236, 2021 QCCS 693, https://canlii.ca/t/jdk76.

c) Évaluation des dommages punitifs

Il importe ici de reproduire l’article 1621 C.c.Q. concernant l’évaluation des dommages punitifs :

  • 1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
  • Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

Les critères qui se dégagent de l’article 1621 C.c.Q. sont les suivants :

  • Les dommages doivent se limiter à ce qui est nécessaire pour assurer leur fonction préventive;
  • Les dommages s’évaluent « en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment » :
    • Situation patrimoniale de celui qui doit y succomber;
    • « Étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier »;
    • « Du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers ».

Voici ci-après comment la jurisprudence que nous avons analysé applique ces critères.

Dans l’affaire Babin c. Gérin, 2018 QCCS 4763, https://canlii.ca/t/hw0nv,  il est question de dissuasion, de dénonciation et de prévention. Le tribunal accorde ainsi 50 000$ de dommages punitifs :

  • [202] Le Tribunal croit nécessaire afin de dissuader, dénoncer et prévenir, de condamner le Fonds à des dommages punitifs. Le montant de 50 000 $ réclamé est d’un ordre de grandeur raisonnable, en tenant compte des circonstances précédemment mentionnées, afin de satisfaire à l’atteinte de ses objectifs.

L’affaire Aintabi c. Syndicat de copropriété de The Meadows Condominium, 2021 QCCS 1409, https://canlii.ca/t/jfd2g, nous rappelle que « les tribunaux ne devraient réserver la condamnation à des dommages punitifs qu’aux situations d’abus les plus manifestes et intolérables » (par. 352).

Dans l’affaire c. 9206-0516 Québec inc., 2021 QCCS 490, https://canlii.ca/t/jd946, le juge Vaillancourt traite du langage inapproprié dans les procédures visées par la déclaration d’abus, ce qui emporte notamment une condamnation de 2 000$ pour dommages punitifs :

  • [96] Le langage employé dans les paragraphes de la demande reproduits plus haut est inapproprié en raison du ton utilisé, mais aussi en raison du fait que ces allégations n’ont pas été prouvées et que, pour la plupart, aucune preuve n’a même été administrée à leur égard. Le demandeur n’a donc même pas tenté de prouver plusieurs de ces allégations. Est-il nécessaire de rappeler que les parties ne doivent pas agir de manière excessive ou déraisonnable (article 19 C.p.c.) et qu’elles doivent coopérer en tout temps (article 20 C.p.c.). En raison du caractère incendiaire de ces allégations, on ne peut que conclure à leur caractère abusif.
  • [97] Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal conclut que le demandeur a donc utilisé la procédure de manière excessive et déraisonnable au sens de l’article 51 C.p.c.
  • […]
  • [103] Toutefois, le Tribunal estime qu’une condamnation à des dommages-intérêts punitifs, permise par l’article 54 C.p.c., est de mise en raison du langage abusif utilisé dans les procédures du demandeur et des allégations sans fondement qu’elles contiennent.
  • [104] L’octroi de dommages-intérêts punitifs est soumis à l’article 1621 C.c.Q. Aucune preuve n’a toutefois été administrée à l’égard de la situation patrimoniale du demandeur, outre le fait qu’il a mentionné travailler comme expert informaticien.
  • [105] Dans ces circonstances, et usant de sa discrétion judiciaire, le Tribunal estime que des dommages-intérêts punitifs de 2 000 $ sont justifiés pour sanctionner la conduite du demandeur. Le Tribunal ne doute pas que le demandeur sera en mesure de verser cette somme vu son emploi et le fait qu’il a acquis une résidence de plus de 340 000 $. Le Tribunal est tout aussi convaincu que cette mesure dissuadera le demandeur d’utiliser de nouveau un tel langage dans des procédures judiciaires.

Citant la Cour suprême du Canada, la Cour supérieure, dans l’affaire Oxone Technologies c. RNIS Télécommunications inc., 2021 QCCS 1496, https://canlii.ca/t/jfj1z, le juge Pérodeau réitère les principes applicables en matière de dommages punitifs[6] :

  • [47] La Cour suprême du Canada s’est prononcée à ce sujet dans l’arrêt Richard c. Time Inc.[16] dans lequel elle discute de la fonction préventive des dommages-intérêts punitifs :
    • [155]  L’article 1621 C.c.Q. impose lui-même la prise en compte des objectifs généraux des dommages-intérêts punitifs. En effet, la rédaction de cette disposition confère aux dommages-intérêts punitifs une fonction essentiellement préventive. Suivant cet article, l’octroi de dommages-intérêts punitifs doit toujours conserver pour objectif ultime la prévention de la récidive de comportements non souhaitables. Notre Cour a reconnu que cette fonction préventive est remplie par l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans des situations où un individu a adopté un comportement dont il faut prévenir la répétition ou qu’il faut dénoncer, dans les circonstances précises d’une affaire donnée (références omises). Lorsque le tribunal choisit de punir, sa décision indique à l’auteur de la faute que son comportement et la répétition de celui-ci auront des conséquences pour lui. Une condamnation à des dommages-intérêts punitifs est fondée d’abord sur le principe de la dissuasion et vise à décourager la répétition d’un comportement semblable, autant par l’individu fautif que dans la société. La condamnation joue ainsi un rôle de dissuasion particulière et générale. Par ailleurs, le principe de la dénonciation peut aussi justifier une condamnation lorsque le juge des faits désire souligner le caractère particulièrement répréhensible de l’acte dans l’opinion de la justice. Cette fonction de dénonciation contribue elle-même à l’efficacité du rôle préventif des dommages-intérêts punitifs. [nos soulignements]
  • […]
  • [53] En ce qui concerne l’argument selon lequel il y aurait absence de preuve quant aux circonstances entourant la saisie et à ses motivations et absence de preuve justifiant une condamnation à des dommages-intérêts punitifs, rappelons que l’article 54 C.p.c. ne requiert pas une preuve d’intention contrairement à ce que prévoit, par exemple, l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[19].

Nous constatons qu’à la lecture de la jurisprudence, les tribunaux sont plus enclins à accorder des dommages punitifs lorsqu’il y a une volonté de nuire à autrui, bien qu’une preuve d’intention ne soit pas nécessaire à l’application de l’art. 54 C.p.c. comme le rappelle au paragraphe 53 le juge Pérodeau dans l’affaire précitée.

Nous comprenons cependant que lorsque le tribunal conclut à la mauvaise foi de la personne qui abuse de la procédure, des dommages punitifs sont plus susceptibles d’être accordés. Cette application nous appert cohérente avec les principes de la procédure énoncés au C.p.c. et l’article 1621 C.c.Q.

5. Autres sanctions possibles

Outre les dommages pouvant être accordés, nous répétons ici les sanctions prévues à l’article 53 C.p.c.

a) Sanctions possibles dans un cas d’abus

  • Rejeter la demande ou autre acte de procédure;
  • Supprimer une conclusion;
  • Exiger la modification d’une conclusion;
  • Refuser un interrogatoire;
  • Mettre fin à un interrogatoire;
  • Annuler une citation à comparaître.

b) Sanction possibles dans un cas d’abus ou lorsqu’il paraît y avoir un abus

C.p.c. :

53. […]

  • 1°   assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions;
  • 2°   requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance;
  • 3°   suspendre l’instance pour la période qu’il fixe;
  • 4°   recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance;
  • 5°   ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou présenté l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

La rédaction de l’alinéa 2 de l’article 53 C.p.c. donne l’opportunité au tribunal, en l’absence de déclaration d’abus, de prendre les mesures listées de 1 à 5.

Finalement, il appert que le tribunal dispose de vastes pouvoirs en vertu de l’article 53 C.p.c. Nous mettons en corrélation ces pouvoirs avec ceux, d’autant plus vastes, prévus à l’article 158 C.p.c. en matière de gestion.

D. ILLUSTRATIONS JURISPRUDENTIELLES

a) L’abus peut être déclaré d’office

Dans l'affaire Nolin c. Résidence Sainte-Claire inc., 2018 QCCS 1931, https://canlii.ca/t/hrxdh, le juge Gregory Moore j.c.s. s’exprime ainsi dans un contexte d’une demande de rétractation de jugement :

  • [1] Le Tribunal est saisi d’une demande en rétractation d’un jugement rendu par défaut de comparaître.
  • [2] Ce jugement condamne la Résidence Sainte-Claire inc. à payer 101 817,69 $ avec intérêt et l’indemnité additionnelle pour compenser les préjudices subis par Mme Nolin lorsqu’elle a trébuché et chuté dans un ascenseur qui n’était pas arrêté à niveau avec le plancher.
  • [3] La Résidence Sainte-Claire inc. avance deux arguments pour justifier la rétractation du jugement.
  • [4] Premièrement, elle affirme que la requête introductive d’instance n’a pas été signifiée conformément aux règles établies par la jurisprudence applicable à l’ancien Code de procédure civile. Ce défaut aurait privé la Résidence Sainte-Claire inc. de son droit de se faire entendre avant qu’un jugement ne soit rendu contre elle.
  • [5] Deuxièmement, la courtoisie professionnelle requiert que l’avocat de Mme Nolin contacte l’experte en sinistre engagée par l’assureur de la Résidence Sainte-Claire inc. avant de déposer une demande d’inscription pour jugement par défaut. Selon la déclaration sous serment signée par l’experte en sinistre, elle était en contacts fréquents avec l’avocat de Mme Nolin entre le mois d’avril et le mois d’août 2017, avant que cette poursuite ne soit entamée.
  • […]
  • [16] Le Tribunal ne constate aucun « manquement important » dans la présente demande, mais déclare d’office, en vertu de l’article 51 C.p.c, que la demande en rétractation de jugement est abusive puisque manifestement mal fondée.
  • […]
  • [20]        En l’absence de preuve des honoraires extrajudiciaires, le Tribunal ordonnera à la Résidence Sainte-Claire inc. de payer la somme forfaitaire de 2 000 $ pour compenser les honoraires et les débours que Mme Nolin a dû engager[1] pour se défendre contre la demande en rétraction de jugement.

b) Un appel « manifestement mal fondé », voire « voué à l’échec », n’est pas nécessairement et pour autant abusif

La Cour d’appel, dans l’affaire 2741-8854 Québec inc c. Restaurant King Ouest inc., 2018 QCCA 1807, https://canlii.ca/t/hvwlj, fait une distinction entre l’article 365 et 51 du C.p.c. Un appel « manifestement mal fondé », voire « voué à l’échec », n’est donc pas nécessairement et pour autant abusif (par. 23).

c) Une défense mal fondée peut être abusive 

Lacoursière c. Promutuel des Bois-Francs, 2021 QCCQ 7655, https://canlii.ca/t/jj328 :

  • [149] Dans le présent dossier, à l’instar des reproches retenus par la juge Sirois, la défenderesse a agi au départ de mauvaise foi ou abusivement par le dépôt d’une contestation judiciaire refusant couverture sur la totalité de la réclamation des demandeurs, sans qu’il y ait eu véritablement enquête sur la cause exacte du sinistre et sans qu’il n’existe quelque dossier ou trace des informations ayant amené son expert en sinistre à se prononcer sur la cause du sinistre et à conclure à un refus.

d) un désistement peut être qualifié d’abusif

Relance DP inc. c. Banque Laurentienne du Canada, 2018 QCCA 1859, https://canlii.ca/t/hw178 :

  • [4] Les appelants soumettent que le juge a perdu sa compétence par le seul dépôt du désistement et décide autrement constitue une erreur de droit. Or, notre Cour a déjà décidé que le désistement déposé pour esquiver une déclaration d’abus est elle-même abusive et ne peut être permis par la Cour[1].

e) Différence d’approche entre l’irrecevabilité (art. 168 C.p.c.) et l’abus (art. 51 C.p.c.)

La Cour d’appel, dans Lacour c. Construction D.M. Turcotte TRO inc., 2019 QCCA 1023, https://canlii.ca/t/j0x3k :

  • [25] L’article 53 C.p.c. permet à un tribunal de rejeter une demande en justice dans un cas d’abus. L’article 51 C.p.c. stipule que cet abus « peut résulter, sans égard à l’intention, d’une demande en justice ou d’un autre acte de procédure manifestement mal fondé […] » (soulignement ajouté). Ainsi, les articles 51 et s. C.p.c. visent une gamme élargie de situations qui sont qualifiées « d’abusives », même si elles ne résultent pas nécessairement de la mauvaise foi, de la témérité ou de l’acharnement[9].
  • [26] Plus particulièrement, les articles 51 et s. reprennent, tout en les élargissant, les articles 75.1 et 75.2 de l’ancien C.p.c. abrogés par les amendements de 2009[10]. L’article 75.1 permettait de demander le rejet d’une demande en justice si un interrogatoire démontrait qu’elle était « frivole ou manifestement mal fondée », tandis que l’article 75.2 permettait au tribunal d’octroyer, en plus du rejet, des dommages-intérêts compensatoires lorsque l’acte de procédure était jugé « abusif ou dilatoire ».
  • [27] Le législateur a tout de même conservé le moyen d’irrecevabilité prévu à l’article 168 C.p.c., qui permet, notamment, de conclure au rejet d’une demande en justice si « elle n’est pas fondée en droit, quoique les faits allégués puissent être vrais ».
  • [28] Rien n’empêche d’invoquer la prescription tant comme un moyen d’irrecevabilité fondé sur l’article 168 C.p.c., que moyen de rejet en vertu des articles 51 et s. C.p.c.[11]. Cela étant, il est bien établi que les approches des deux dispositions sont différentes.
  • [29] Dans le premier cas, l’irrecevabilité (168 C.p.c.) doit se décider en fonction des allégations et des pièces à l’appui de la demande en justice, tenues pour vraies au plan factuel; elle est sujette à un principe de prudence selon lequel, autant que possible, on doit éviter de mettre fin prématurément à un procès, considérant les graves conséquences qui découlent du rejet d’une action sans que la demande soit examinée au fond[12].
  • [30] Dans le deuxième cas (art. 51 et s. C.p.c.), même si un principe de prudence s’impose toujours, le tribunal peut se référer à l’ensemble du dossier afin de conclure au rejet de l’action, ce qui inclut les procédures, les pièces et, surtout, les interrogatoires[13].
  • [31] Lorsque le tribunal est saisi d’une demande fondée à la fois sur l’article 168 C.p.c. et sur les articles 51 et s. C.p.c., il convient d’analyser, dans un premier temps, la demande en irrecevabilité et, dans un deuxième temps, la demande en rejet fondée sur l’abus[14]. C’est ce que le juge de première instance a fait. Il convient de faire de même en appel.

f) La notion de « détournement des fins de la justice »

Dans la décision Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, https://canlii.ca/t/jbnj2, la Cour d’appel estime que la notion de « détournement des fins de la justice » englobe une série de situations :

  • [103]   Il est maintenant acquis que la notion de « détournement des fins de la justice », bien que visant nécessairement les poursuites-bâillons, englobe bien d’autres situations[31]; par exemple, lorsque la procédure est utilisée à des fins de vengeance[32] ou de représailles[33]; ou dans un but oblique qui a peu à voir avec la volonté d’obtenir justice[34].

g) définition de « poursuite bâillon »

Dans l’affaire Québec Hélicoptères inc. (Passport Hélico) c. Regroupement citoyens contre les nuisances d'hélico à Percé, 2021 QCCS 3317 (CanLII), https://canlii.ca/t/jhfdp, le tribunal, citant la Cour d’appel, réitère la définition de ce qui constitue une « poursuite bâillon », pour ensuite accorder 5 000$ à chaque défendeur en dommages intérêts moraux pour stress, troubles et inconvénients et pertes de jouissance de la vie provoquée par l’institution de procédures judiciaires abusives (à défaut d’une preuve plus concrète). Le tribunalaccorde également aux défendeurs 54 892,40$ d’honoraires (entièreté des comptes d’honoraires engagés) à titre de dommages matériels, et25 000$ de dommages punitifs.

Voici des extraits pertinents de la décision :

  • [78] L’article 51 C.p.c. prévoit qu’un Tribunal peut sur demande déclarer qu’une demande en justice est abusive. Le Code prévoit aussi que l’abus peut résulter, sans égard à l’intention, du détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte d’un débat public, ce que l’on appelle une procédure bâillon.
  • [79] Pour définir ce qui constitue une procédure bâillon, le Tribunal retient comme la Cour d’appel l’a fait à de nombreuses reprises la définition suivante :
    • La notion de poursuite stratégique ou poursuite bâillon, présente des caractéristiques plus générales. Il s’agit pour l’essentiel 1) de poursuites judiciaires 2) entreprises contre des organismes ou des individus 3) engager dans l’espace public dans le cadre de débat mettant en cause des enjeux collectifs, 4) les visant à limiter l’étendue de la liberté d’expression de ses organismes ou individus et à neutraliser leur action 5) par leur recours aux tribunaux pour les intimidés, les appauvrir ou les détourner de leurs actions.[10]

h) La demande en déclaration d’abus ne doit pas être abusive

La juge Catherine Pilon j.c.q., dans l’affaire Sanz Gadea c. Picard, 2021 QCCQ 10241, https://canlii.ca/t/jjzw2, s’exprime ainsi face à deux demandes de déclaration d’abus par chacune des parties, qui sont rejetées :

  • [18] Le Tribunal tient par ailleurs à souligner que les demandes réciproques de déclaration d’abus dans le présent dossier n’ont eu pour effet que d’alourdir inutilement les procédures. Sans vouloir faire de calembour, s’il n’y a pas lieu d’agir de façon abusive par ces procédures devant les tribunaux, il n’y a pas lieu non plus d’abuser des articles 51 et suivants du Code de procédure civile afin de tenter de faire déclarer abusive toute procédure avec laquelle une partie n’est pas d’accord. Autrement dit, il ne faut pas abuser de l’abus.

La Cour d’appel, dans l’affaire Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, https://canlii.ca/t/jbnj2, indique ce qui suit :

  • [103]   Il est maintenant acquis que la notion de « détournement des fins de la justice », bien que visant nécessairement les poursuites-bâillons, englobe bien d’autres situations[31]; par exemple, lorsque la procédure est utilisée à des fins de vengeance[32] ou de représailles[33]; ou dans un but oblique qui a peu à voir avec la volonté d’obtenir justice[34].
  • […]
  • [113]   Deux remarques avant d’aller plus loin. Premièrement, il faut savoir faire preuve de modération avant de conclure à un « manquement important » aux obligations incombant aux parties dans le déroulement de l’instance. Les obligations et devoirs prescrits par le législateur dans les articles 19 et 20 C.p.c., ainsi que dans la disposition préliminaire, sont bien évidemment fort valables, mais il ne faut pas oublier qu’ils s’inscrivent dans une dynamique où les deux parties à un litige sont tout de même des adversaires et où les avocats impliqués ont (généralement) plusieurs dossiers à gérer en même temps. L’idéalisme est de mise dans la formulation des principes et des objectifs à atteindre, mais le réalisme l’est tout autant dans leur application au quotidien, au risque, autrement, de compliquer sérieusement, et inutilement, le travail des avocats et de les exposer, de même que les parties qu’ils représentent, à des demandes de ce genre dans la quasi-totalité des dossiers. En d’autres mots, il convient de viser haut dans la formulation des principes, mais de viser juste dans leur application. Ce qui m’amène à mon second commentaire.
  • […]
  • [124] Quant à l’application de l’article 51 C.p.c., le juge conclut que l’appelant a agi de manière abusive en se livrant à un « détournement des fins de la justice ». L’action qu’il a intentée n’était en définitive qu’une tactique procédurale pour éviter de payer les loyers impayés que la propriétaire lui réclamait.
  • [125] La qualification des procédures intentées par l’appelant est lourde de sens, un « détournement des fins de la justice ». Elle est d’autant plus lourde que l’appelant est avocat et qu’il compte plus de 50 ans de pratique. À mon avis, et ceci dit avec égards pour le juge de première instance, sa conclusion à ce sujet est manifestement erronée et justifie la Cour d’intervenir.
  • [126]   L’article 51 C.p.c. couvre une panoplie de situations et le spectre de ces situations est large, mais, dans tous les cas, la barre est haut placée et elle doit le demeurer au risque de banaliser ce qu’est une procédure abusive et de constituer un frein à l’accès à la justice. Les procédures manifestement mal fondées et celles qui ne visent qu’à faire taire l’autre partie doivent être sanctionnées. Il en va de même de la partie qui utilise la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui. Mais, je le répète, la barre de l’abus de procédure doit demeurer haut placée.

Également, dans l’affaire Groupe Taillefer inc. c. Groupe Estrie-Richelieu, Compagnie d’assurance, 2021 QCCS 2759, https://canlii.ca/t/jgrqm, la juge Anne-France Gagnon j.c.s. rappelle « qu’une déclaration d’abus ne peut être invoquée à la légère et que la barre est haute » (par. 82).

Finalement, il appert que la Cour d’appel appelle à la tempérance avant de qualifier une procédure d’« abusive » au sens des articles 51 et suivants du C.p.c.

C. CONCLUSION

Il appert de notre analyse de la jurisprudence récente, que les tribunaux sont de plus en plus enclins à sanctionner les abus de procédures. Cependant, il est difficile de tracer une ligne claire quant au type de situation précise pouvant faire l’objet d’une déclaration d’abus. En effet, les cas factuels diffèrent grandement, mais il est possible de constater que l’abus ressort lorsqu’il y a plusieurs éléments dépassant la raisonnabilité de ce que l’on pourrait s’attendre d’un juriste ou justiciable raisonnable placé devant les mêmes circonstances en lien avec les faits liés aux procédures intentées.

Il ressort également que l’abus doit être évalué avec les principes directeurs de la procédure civile, notamment avec les principes de proportionnalité (art. 18 et 19 C.p.c.), de collaboration (art. 20 C.p.c.), dans le but d’« assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice » (disposition préliminaire du C.p.c.).

Nous comprenons que les dispositions relatives à l’abus ont ainsi pour objet d’éviter les « vendetta » judiciaires, le gaspillage des ressources publiques et privées, et d’éviter les actes d’intimidation face à des justiciables inégaux en force.

Le tout s’inscrit à notre avis dans le train du changement de culture judiciaire amorcé lors de l’entrée du nouveau Code de procédure civile, adopté en 2014.

Cependant, il est clair que l’abus ne peut être invoqué à tout vent devant une procédure avec laquelle nous ne sommes pas en accord. Comme le rappelle la Cour d’appel dans l’affaire Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, https://canlii.ca/t/jbnj2, la barre de l’abus est haut placée et malgré les grands principes énoncés au C.p.c., le réalisme s’impose. Après tout, la nature d’un litige résulte d’un désaccord entre les parties.


[1] Voir notamment Houle c. Banque nationale du Canada, [1990] 3 S.C.R., p. 138.

[2] Art. 6 et 7 C.c.Q.

[3] C.É. Porion, « De la jurisprudence dans les actions en recouvrement de dommages résultant de poursuites malicieuses », (1895), 1 R.L.n.s. 53. cité dans Pierre LAROUCHE, Pierre LAROUCHE, « La procédure abusive », (1991) 70 La revue du Barreau canadien.

[4] Sylvette GUILLEMARD, « La réforme du Code de procédure civile du Québec : quelques réflexions sur le contrat judiciaire », (2004) 45 C. de D. 133, p. 134.

[5] Barreau du Québec, Guide des meilleures pratiques en matières civiles, 2020, p.12 : https://www.barreau.qc.ca/media/2579/guide-meilleures-pratiques-matieres-civiles.pdf

[6] Dommages compensatoires accordés : 26 909,40$; Dommages punitifs accordés : 5 000$.


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Auteur de cet article
M<sup>e</sup> Manuel St-Aubin
Me Manuel St-Aubin
Avocat chez St-Aubin avocats inc., associé principal.

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