
La diffamation : cadre juridique entre la liberté d’expression et le droit à la réputation
- 1. La diffamation en droit : bref rappel
- a) Le droit à la réputation : cadre législatif
- b) Qu’est-ce que la diffamation et comment l’identifier
- 2. Les recours en cas de diffamation
- a) Les dommages-intérêts
- b) Le recours en injonction pour faire cesser ou faire retirer des propos diffamatoires
- 3. La diffamation dans les médias : la défense de l’intérêt public
- 4. La défense de provocation
- 5. La diffamation en copropriété ou par courriel : exemple jurisprudentiel
- a) L'affaire Leduc c. Chityal, 2024 QCCS 4690
- b) L'affaire Lortie c. Glélé, 2024 QCCQ 6939
- 6. Les commentaires et propos sur le web et les réseaux sociaux : exemples jurisprudentiels
- a) L’affaire 9166-8202 Québec inc. c. Masson, 2022 QCCQ 6311
- b) L’affaire J.M. Poirier Excavation et Mini inc. c. Dupuis, 2023 QCCQ 4184
- 7. La diffamation dans les actes de procédure
- 8. La prescription du recours en diffamation
- 9. Conclusion
Les propos diffamatoires peuvent causer bien des dommages pour ceux qui peuvent en être victime. Le recours en diffamation est parfois la solution nécessaire pour faire cesser les propos et obtenir des dommages. Ce recours met en cause les droits fondamentaux suivants : la liberté d’expression et le droit d’une personne au respect de sa réputation. Alors, comment tracer la ligne entre liberté d’expression et diffamation ? La loi et la jurisprudence nous donne le cadre de réflexion à ce sujet.
Par Me Manuel St-Aubin, avocat chez St-Aubin avocats
Date de rédaction : 2025-05
Dernière mise à jour : n/a
1. La diffamation en droit : bref rappel
a) Le droit à la réputation : cadre législatif
Le droit d’une personne physique ou morale (par exemple une société par actions) au respect de sa réputation est protégé par le Code civil du Québec (C.c.Q.) et par la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12.
Le Code civil du Québec protège ce droit aux articles 3 et 35 :
- 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. […]
- 35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée. [...]
La Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 prévoit ce droit à l’article 4 :
- 4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
b) Qu’est-ce que la diffamation et comment l’identifier
La décision de principe en matière de diffamation, l’affaire Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85 de la Cour suprême du Canada, est toujours largement reprise par les tribunaux comme guide d’analyse afin de déterminer si l’on est devant des propos diffamatoires ou non. Ainsi, la Cour suprême définit la diffamation ainsi :
- La diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables » (par. 33);
- Pour déterminer si l’on est face à des propos diffamatoires, l’on doit se demander « si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent » (par. 34). Ces propos, interprétés dans leur contexte, peuvent notamment être :
- Une simple insinuation;Une phrase interrogative;Un rappel d’une rumeur;La mention de renseignements publics;
- La « juxtaposition de faits divers qui ont ensemble une semblance de rapport entre eux »[1].
Toujours dans cette affaire, la Cour suprême du Canada rappelle que la responsabilité est engagée face à des propos diffamatoires seulement s’il y a présence d’une faute. Comme le rappelle le tribunal au paragraphe 35, la faute peut découler de deux types de conduite :
- La conduite malveillante : si la personne « sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe »;
- La conduite négligente : « un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie ».
Selon la Cour suprême, il y a trois situations où la responsabilité peut être engagée (par. 36) :
- « Lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui »;
- « Lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité »;
- « Celui de la personne médisante qui tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers ».
La Cour supérieure, dans l’affaire Société préventive de cruauté envers les animaux de l'Ouest de l'Île c. Godin, 2023 QCCS 3199, résume aussi ce qui peut constituer des propos fautifs :
- [66] La personne qui s’exprime commet une faute si elle tient des propos en sachant que ceux-ci sont faux (par mauvaise foi ou intention de nuire), ou alors qu’elle devrait les savoir faux (par négligence) ou encore si les propos ne sont pas d’intérêt public, bien qu’ils soient vrais[39].
Cependant, il est important de préciser que ce n’est pas parce que les propos peuvent être vrais qu’ils ne peuvent pas être diffamatoires. Inversement, un propos qui contient des informations fausses n’est pas nécessairement diffamatoire, le tout tel que rappelé dans l’affaire Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190 :
- [85] En droit civil, contrairement au droit anglais, il importe peu que l’affirmation diffamatoire soit conforme à la vérité ou non. Si la véracité peut constituer, dans la mesure où l’intérêt public est en jeu, un moyen de défense, la vérité mal administrée peut devenir une allégation diffamatoire. En somme, si la calomnie est synonyme de diffamation, il peut en être de même de la médisance.
Ainsi une personne ne commet pas nécessairement de faute lorsque, au regard des faits, une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances aurait tenu des propos similaires[2].
2. Les recours en cas de diffamation
a) Les dommages-intérêts
La victime de diffamation peut demander des dommages-intérêts, et tout dépendant de la preuve, des dommages matériels, moraux et punitifs peuvent parfois être demandés.
Le recours en diffamation repose notamment sur l’article 1457 du Code civil du Québec :
- 1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.
- Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.
- Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.
Ainsi, pour qu’une victime de diffamation puisse obtenir des dommages matériels en droit civil, elle doit démontrer trois éléments :
- La présence d’une faute (les propos diffamatoires);
- Le préjudice, c’est-à-dire l’existence d’un dommage (pertes financières, perte de contrats, par exemple);
- Que le préjudice est en lien avec les propos diffamatoires (lien de causalité).
Les dommages matériels doivent être normalement appuyés par une preuve sérieuse pour être accordés, car ils doivent compenser la perte subie et le gain manqué (art. 1611 C.c.Q.). Ainsi, la preuve de la perte (perte financière, etc.) et du gain manqué doit être faite pour que des dommages soient accordés.
Quant au stade de l’évaluation des dommages moraux, les critères à évaluer selon la jurisprudence sont notamment les suivants, tel que reproduits par la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Dam c. Ho, 2024 QCCS 3319, au paragraphe 138 :
- La gravité intrinsèque de l’acte ;
- La portée particulière sur la personne atteinte ;
- L’importance de la diffusion ;
- L’identité des personnes qui en ont pris connaissance et les effets que l’écrit a provoqués chez ces personnes ;
- Le degré de déchéance vécu par la victime par rapport à son statut antérieur ;
- La durée du dommage raisonnablement prévisible ;
- La contribution possible de la victime ;
- Les circonstances extérieures qui ont pu contribuer, indépendamment de l’acte fautif, au préjudice allégué.
Quant à l’évaluation de la preuve en matière de dommages moraux, la Cour supérieure dans l’affaire Gosselin Girouard c. Poirier, 2025 QCCS 1082 mentionne ceci :
- [196] Le seul témoignage de la personne visée par les propos diffamatoires suffit pour que des dommages moraux soient accordés[64].
- [197] Les tribunaux québécois font généralement preuve de retenue dans le montant des dommages accordés à titre de dommages moraux[65].
Il est aussi important de mentionner que la Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12 peut trouver également application en cas de propos diffamatoires. En effet, des dommages moraux, matériels et punitifs peuvent parfois être demandés en vertu de l’article 49 :
- 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
- En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
La Cour suprême du Canada, dans l’affaire Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172 (CSC), distingue l’atteinte illicite de l’atteinte illicite et intentionnelle au sens de l’article 49 de la Charte :
- L’atteinte illicite : « Pour conclure à l’existence d’une atteinte illicite, il doit être démontré qu’un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d’un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c’est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même » (par. 116);
- L’atteinte intentionnelle : Une atteinte intentionnelle est « le résultat d’un comportement fautif qui viole un droit protégé par la Charte, c’est donc le résultat de ce comportement qui doit être intentionnel. En d’autres termes, pour qu’une atteinte illicite soit qualifiée d’« intentionnelle », l'auteur de cette atteinte doit avoir voulu les conséquences que son comportement fautif produira » (par 117)[3].
Les distinctions ci-dessus sont importantes, car les dommages qui peuvent être réclamés en présence d’une « atteinte illicite et intentionnelle » au sens de la Charte sont plus importants vu leur caractère punitif.
À cet égard, le Code civil du Québec encadre l’octroi des dommages-intérêts punitifs à l’article 1621 :
- 1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
- Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
Comme le rappelle la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Leduc c. Chityal, 2024 QCCS 4690, « les dommages-intérêts punitifs ne sont pas destinés à indemniser la victime de l’infraction. Leur objectif est de châtier, dissuader et réprouver » (par. 80).
b) Le recours en injonction pour faire cesser ou faire retirer des propos diffamatoires
Afin de faire cesser l’atteinte à sa réputation, la personne victime de diffamation peut parfois saisir la Cour supérieure afin qu’elle ordonne à une partie de cesser de diffuser les propos diffamatoires ou l’oblige à retirer la publication[4]. Dans certains cas le tribunal peut parfois même ordonner de publier une lettre d’excuse et de rétractation[5] ou de publier le jugement d’injonction sur la plateforme qui a hébergé les propos diffamatoires[6].
Cependant, au stade de l'injonction interlocutoire (avant le procès sur le fonds), le retrait d’une publication diffamatoire demeure une mesure exceptionnelle. En effet, une telle demande est soumise à des critères beaucoup plus rigoureux que ceux applicables classiquement dans les demandes d’injonctions, en raison de la délicate mise en balance entre deux droits fondamentaux : la liberté d’expression et le droit à la réputation.
Cela a été notamment réaffirmé par la Cour d’appel du Québec dans l'affaire Association étudiante de l'Université McGill c. X, 2025 QCCA 475 :
- [62] Ainsi, tant la Cour suprême[35] que la Cour[36] ont maintes fois réitéré qu’une injonction interlocutoire visant à interdire ou à restreindre des propos écrits ou oraux ne doit être accordée « que dans les cas les plus manifestes et extrêmement rares, lorsque ceux-ci sont si manifestement diffamatoires et impossibles à justifier, qu’une poursuite en diffamation serait presque certainement accueillie »[37].
Les critères à remplir pour obtenir une injonction interlocutoire sont évoqués dans la décision Champagne c. Collège d’enseignement général et professionnel (CEGEP) de Jonquière, 1997 CanLII 10001 (QC CA)[7] :
- 1. Le pouvoir discrétionnaire du juge d'émettre une telle injonction doit être exercé avec une très grande prudence;
- 2. L'injonction ne peut être accordée que dans les situations les plus claires et les rares.
- 3. Les paroles ou les écrits prohibés doivent être clairement diffamatoires.
- 4. Le préjudice causé par les paroles ou les mots doit être irréparable.
- 5. L'appelant ne nie pas la véracité des propos ou s'il les nie, sa défense de justification est dépourvue de succès.
Ainsi, il est possible d’obtenir une injonction pour faire cesser ou faire retirer les propos diffamatoires, mais cela peut être particulièrement difficile si c’est par la voie d’une injonction interlocutoire (avant le procès au fonds), vu les critères à rencontrer.
3. La diffamation dans les médias : la défense de l’intérêt public
La question de la diffamation revient souvent dans un contexte médiatique, notamment lorsqu’un article ou des propos négatifs sont diffusés publiquement à propos d’une personne. La Cour d’appel du Québec, dans l’affaire Société TVA inc. c. Marcotte, 2015 QCCA 1118, indique les critères à évaluer pour déterminer si les propos sont fautifs dans un contexte journalistique :
- [39] Dans le contexte journalistique, l’appréciation de la faute est assimilable à la responsabilité professionnelle. Le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, que le journaliste n’a pas respecté les normes journalistiques professionnelles. À cet égard, la conduite du journaliste raisonnable est le critère déterminant [...];
- [40] De plus, pour déterminer si une faute a été commise, une analyse contextuelle des faits et des circonstances est nécessaire[9]. Dans le domaine journalistique, il ne suffit pas de mettre l’accent sur la véracité du contenu du reportage litigieux. Il faut examiner, dans leur ensemble, la teneur du reportage, la méthodologie utilisée et le contexte dans lequel il s’inscrit [...] ;
- [41] Dans un arrêt récent, la Cour rappelle l’importance d’évaluer le contexte plus large dans lequel les paroles litigieuses sont prononcées. L’appréciation de la faute doit être guidée par l’impression générale qui se dégage de l’ensemble du discours en cause. L’exactitude de l’information et l’intérêt public doivent être pris en considération : « la notion d’intérêt public est certainement un des instruments de mesure permettant de déterminer le point d’équilibre entre la protection de la réputation et la liberté d’expression ».
Il pourra arriver qu’en présence de propos diffamatoires, la responsabilité puisse être rejetée si le contenu s’inscrit dans une démarche de communication responsable (bonne foi, équilibre, etc) portant sur une question d’intérêt public, même si les propos ont pu nuire à la réputation de l’individu.
L’intérêt public, tel que rappelé dans l’arrêt Société TVA inc. c. Marcotte, 2015 QCCA 1118 constitue donc le « juste motif » permettant à un journaliste prudent et avisé de diffuser des renseignements défavorables :
- [100] Il s’agit de la définition généralement reprise en jurisprudence[27]. À ce sujet, l'auteure Vallières écrit :
- L’intérêt public, c’est le « juste motif » qu’un journaliste prudent et avisé invoquera pour justifier la divulgation de renseignements défavorables sur le compte d’un individu. L’intérêt public représente en quelque sorte la légitimité de la diffamation : servir le droit du public à l’information.
- [101] Elle poursuit :
- Cette notion abstraite est difficile à cerner et il n’existe pas, à notre connaissance, de définition de l’intérêt public appliquée à la presse dans la jurisprudence québécoise. Les tribunaux procèdent plutôt au cas par cas, se limitant à reconnaître telle ou telle matière comme étant d’intérêt public. Dans une société où la censure préalable n’existe pas et où la presse n’a pas à se plier à un modèle idéologique, celle-ci peut choisir ses propres sujets et décider de l’importance qu’elle entend leur accorder. Il faut donc comprendre que plus large sera la notion d’intérêt public, plus grande sera la liberté de la presse.[28]
- [Je souligne]
- [102] La notion d’intérêt public, telle que développée en common law, peut aussi éclairer la discussion sur l’application de cette notion dans le contexte de la détermination de la faute en droit civil. Dans Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, le juge Dalphond rappelle que les défenses de common law ne peuvent pas s’intégrer dans le droit civil, mais qu’elles peuvent fournir « des repères utiles »[29]. Dans Gestion finance Tamalia inc. c. Garrel, la Cour confirme que « le régime civiliste de la responsabilité civile basé sur une faute permet de prendre les facteurs contextuels que le recours à la défense de « commentaire loyal » a intégrés dans le régime juridique de la diffamation »[30].
- [103] Quoique non applicable en droit de la responsabilité civile québécois, l’arrêt Grant c. Torstar Corp. fournit des précisions intéressantes quant à la notion d’intérêt public. En effet, la défense de communication responsable qui y est reconnue s’applique lorsque la communication concerne une question d’intérêt public et que la communication est responsable. La Cour suprême explique que, pour déterminer si une question est d’intérêt public dans le cadre de cette nouvelle défense de common law, le juge tient compte de l’ensemble du contenu d’une communication et se garde d’examiner l’énoncé diffamatoire isolément[31]. Elle ajoute qu’un sujet d’intérêt public est de nature à préoccuper le public ou une partie de la population, notamment parce qu’il concerne son bien-être.
La Cour supérieure du Québec, dans l’affaire 9329-6481 Québec inc. c. Ouimet, 2020 QCCS 3472 indique qu’une « information d’intérêt public signifie que » (par. 44) :
- L’information concerne un grand nombre d’individus;
- L’information est plus bénéfique que néfaste pour le plus grand nombre;
- L’information est utile pour éclairer les citoyens dans les choix qu’ils ont à faire quant à leurs comportements politiques, sociaux, économiques, religieux et autres; l’information favorise la participation à la vie démocratique; l’information concerne le fonctionnement d’institutions publiques ou l’utilisation de fonds publics; l’information est de nature émancipatrice;
- L’information ne profite pas seulement à quelques-uns au détriment du plus grand nombre ;
- L’information a un lien démontrable avec la sphère publique.
- [45] Le moyen d’exonération relatif à la justification nécessite la véracité des faits et l'intérêt public à les révéler.
Pour résumer, ce qui ressort de la jurisprudence est que si la communication d’une information, faite dans un contexte journalistique, est véridique et d’intérêt public, cela pourra constituer une défense dans le cadre d’un recours en diffamation.
4. La défense de provocation
Dans certains cas, la jurisprudence reconnaît que la défense de provocation peut être soulevée. Dans l’affaire Christodoulou c. Noël, 2018 QCCS 1409, la Cour supérieure indique ce qui suit :
- [46] La défense de provocation à l’égard d’une action en responsabilité civile, quoique rare, est possible. Toutefois, comme le souligne la juge Cohen dans Bertrand c. Proulx, les critères applicables sont ceux requis en matière criminelle:
- [82] La défense de provocation à l'égard d'une action en responsabilité civile pour diffamation doit normalement rencontrer les mêmes critères que ceux requis pour une telle défense en matière criminelle, soit que le défendeur a perdu contrôle sur lui-même en raison d'un incident qui est survenu immédiatement avant les injures qu'on lui reproche. C'est-à-dire, il faut que l’acte reproché suive immédiatement l’acte provocateur.
5. La diffamation en copropriété ou par courriel : exemple jurisprudentiel
a) L'affaire Leduc c. Chityal, 2024 QCCS 4690
La situation décrite dans l’affaire Leduc c. Chityal, 2024 QCCS 4690 illustre une des conséquences que des propos diffamatoires d’un copropriétaire peuvent causer.
Dans cette affaire, le défendeur avait transmis une série de courriels au groupe des copropriétaires d’un immeuble qui mettaient en cause l’honnêteté, la probité et le caractère du demandeur, un comptable CPA, qui était aussi administrateur du Syndicat de copropriété (par. 2 et 3). Le défendeur croyait que le demandeur s’était approprié de l’argent du Syndicat et avait produit des rapports comptables illégaux et falsifiés (par. 2).
Le demandeur visé par ces propos a donc demandé des dommages-intérêts de 50 000$, dont 15 000$ en dommages punitifs, plus le remboursement de ses honoraires d’avocats pour la somme de 10 000$.
Dans le cadre de l’instance, le défendeur a déposé plusieurs procédures, dont des procédures évoquant une escroquerie de la part du demandeur « visant à dissimuler des décaissements illégaux de l’ordre d’un million de dollars du compte du Syndicat », mentionnant que le demandeur aurait apporté des modifications illégales à la déclaration de copropriété, et disant au passage que le demandeur, à titre de comptable, savait comment manipuler les états financiers, entre autres choses (par. 16).
Un des procédures du défendeur (une demande reconventionnelle) a été rejetée au cours de l’instance et a été déclarée abusive par le tribunal (par. 25). Le défendeur a même déposé une plainte contre le demandeur devant l’Ordre des CPA du Québec (par. 57).
Finalement, le tribunal a jugé que les propos tenus par le défendeur dans les divers courriels transmis à plusieurs copropriétaires étaient diffamatoires, en ce que, notamment ils comportaient des faussetés et des allégations graves et sans fondement (par. 48).
Le Tribunal a donc accordé une indemnité de 15 000$ au demandeur pour préjudice moral, considérant que les accusations étaient très graves et ont duré près d’un an, bien que la diffusion des propos diffamatoires a été limitée aux copropriétaires (par. 76).
Des dommages-intérêts punitifs de 5 000$ ont également été accordés, le tout en application des articles 4 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne (par. 77 et 82).
Finalement, le remboursement des honoraires d’avocats du demandeur a été accordé jusqu’à concurrence de 20 000$ dû à l’abus de procédure dont a fait preuve le défendeur au cours de l’instance (par. 93).
Ainsi, le défendeur, vu ses courriels diffamatoires et son comportement dans l’instance, a été condamné à des dommages de 40 000$.
b) L'affaire Lortie c. Glélé, 2024 QCCQ 6939
La Cour du Québec, dans l'affaire Lortie c. Glélé, 2024 QCCQ 6939, s'est penchée sur la situation suivante.
Une copropriétaire (la demanderesse), alors présidente du syndicat de copropriété, a poursuivi une autre copropriétaire du même immeuble (la défenderesse) qui comporte seulement trois unité, parce qu'un courriel contenant des propos diffamatoires aurait été transmis par cette dernière.
Dans le courriel transmis à la demanderesse et à des tiers, la défenderesse a faussement accusé la demanderesse d'abus de confiance, de détournement de fonds, manque de transparence, manque de respect, intimidation, tentative de corruption, etc. (par. 50).
Le Tribunal, après analyse de la preuve, a conclut que les propos tenus dans ce courriel étaient faux et diffamatoire (par. 65), et « conclut au bien-fondé de la réclamation pour dommages moraux, atteinte à la réputation, humiliation, atteinte à la dignité et l’honneur et pour troubles, ennuis, inconvénients et stress » (par. 73).
Les dommages suivants ont été accordés par le tribunal, suivant l'analyse des critères établis par la jurisprudence :
- 7 500$ à titre de dommages moraux (par. 79);
- 2 500$ à titre de dommages punitifs (par. 82);
- 2 500$ pour rembourser des frais d'avocats engagés (par. 85);
Ainsi, à cause d'un courriel, la défenderesse s'est retrouvée condamnée par le tribunal à des dommages de 12 500$.
6. Les commentaires et propos sur le web et les réseaux sociaux : exemples jurisprudentiels
Aujourd’hui, un bon nombre d’entreprise ont des pages web permettant au public de laisser des commentaires (par exemple, Google business, facebook, etc.). Or, il arrive souvent que les commentaires donnés peuvent causer des dommages aux personnes ou entreprise visées.
La Cour supérieure du Québec, dans l’affaire Gosselin Girouard c. Poirier, 2025 QCCS 1082, rappelle que « les propos diffamatoires diffusés en ligne sont évalués de la même manière que ceux diffusés par le biais des médiums traditionnels » (par. 81). Ainsi, la notion d’intérêt public vue plus haut peut entrer en ligne de compte dans l’évaluation de la faute.
Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. Guignard, 2002 CSC 14[8], il faut clairement distinguer la critique légitime de la diffamation :
- [23] La jurisprudence de notre Cour reconnaît ainsi aux entreprises commerciales le droit constitutionnel de se livrer à des activités d’information et de promotion par voie publicitaire. Comme on le sait et comme on l’éprouve, parfois avec des sentiments divers, la publicité commerciale caractérise les sociétés occidentales par son omniprésence. Le plus souvent, elle tente de transmettre un message positif à des consommateurs potentiels. Toutefois, il arrive qu’elle soit comparative, sinon négative. En contrepartie, les consommateurs jouissent aussi d’une liberté d’expression. Elle se manifeste parfois sous la forme d’une contre-publicité destinée à critiquer un produit ou à commenter de façon négative la prestation de services. Dans des limites établies par les principes juridiques relatifs à la diffamation, ce droit appartient à chaque consommateur. Celui-ci peut exprimer sa frustration ou sa déception à l’égard d’un produit ou d’un service. Sa liberté d’expression n’est pas limitée à cet égard à une communication privée destinée au seul vendeur ou fournisseur de services. Il peut partager ses préoccupations, ses inquiétudes ou même sa colère avec les autres consommateurs et chercher à les mettre en garde contre les pratiques d’une entreprise. Vu l’importance majeure de l’activité économique dans notre société, la contre-publicité du consommateur contribue tout autant à l’échange d’information et à la protection d’intérêts sociétaux que la publicité ou certaines formes d’expression politique. Ce type de communication peut avoir une importance sociale considérable, au-delà même du domaine purement commercial.
Ainsi, la jurisprudence reconnaît que la liberté d’expression permet à un consommateur d’exprimer ses préoccupations, ses frustrations ou ses critiques à l’égard d’un produit ou d’un service. Cette forme de « contre-publicité » constitue une expression légitime d’opinion qui, bien qu’elle puisse être sévère, ne tombe pas nécessairement sous le coup de la diffamation[9].
a) L’affaire 9166-8202 Québec inc. c. Masson, 2022 QCCQ 6311
La Cour du Québec, dans l’affaire 9166-8202 Québec inc. c. Masson, 2022 QCCQ 6311, s’est penchée sur un recours en diffamation entrepris par une entreprise de construction contre une cliente ayant mis un mauvais commentaire sur la page Google de l’entreprise.
Le représentant de l’entreprise a témoigné au Tribunal « de tous les efforts et du temps investis pour la publicité de son entreprise via sa page Google et du fait qu’il s’agit d’un outil consulté par des clients potentiels qui cherchent un entrepreneur » (par. 121).
Le commentaire en question se lisait ainsi :
- « Terrible service, mauvaise installation, même son fournisseur de dalles a reconnu qu’il avait mal travaillé les dalles qu’il devait nous poser. Il a quitté le chantier après 3 jours de travail sans même nous aviser (et avec notre généreux dépôt !). Il n’avait rien fini de ce qu’il avait commencé, nous avait laissé deux beaux tas de gravier devant nos portes de garage et après de multiples tentatives pour le rejoindre, M. D’Anjou nous a écrit qu’il ne voulait plus faire affaires avec nous. Il s’était senti menacé car nous lui avons demandé de changer les dalles qui étaient endommagées (il a lui-même reconnu qu’il était raisonnable de les changer, tout en refusant de le faire !).
- Nous avons signé un contrat et malgré notre mise en demeure, il refuse de le respecter. C'est clair que c’est une entreprise qui n’a pas été sérieuse avec nous et je ne saurais trop vous la déconseiller ».
Bien que le Tribunal précise que la majorité des commentaires publiés relatent des faits exacts, sauf une information à l’effet que l’entreprise « avait quitté avec son généreux dépôt » (par 129 et 130). Le Tribunal juge que la défenderesse n’aurait pas dû écrire cela, car il « s’agit là d’une accusation grave qui laisse sous-entendre qu’il a conservé l’argent reçu sans faire le travail équivalent » (par. 130).
Ce dernier commentaire a été qualifié de diffamatoire par le Tribunal, qui a accordé 4 000$ en dommages-intérêts à l’entreprise à ce titre.
b) L’affaire J.M. Poirier Excavation et Mini inc. c. Dupuis, 2023 QCCQ 4184
Dans l’affaire J.M. Poirier Excavation et Mini inc. c. Dupuis, 2023 QCCQ 4184, le demandeur, une entreprise d’installation de fosses septiques, a poursuivi un client qui a publié un commentaire négatif sur la page Google my business de l’entreprise, particulièrement irrespectueux.
Écartant les moyens de défense invoqués et en application des critères ci-haut étudiés, le Tribunal est venu à la conclusion que certains propos tenus dans l’avis diffusé étaient diffamatoires :
- [45] Nous sommes donc ici en présence de propos désagréables que tient le défendeur à l’égard de demanderesse en les sachant faux. De tels propos sont tenus avec l’intention de nuire à autrui. Conséquemment, ils sont diffamatoires.
L’avis en question a été diffusé publiquement pendant 39 jours (par. 97). Des dommages moraux de 7 000$ ont été accordés (par. 107), plus des dommages punitifs de 2 000$ (par. 121).
7. La diffamation dans les actes de procédure
Il arrive que les propos diffamatoires puissent être contenus dans un acte de procédure.
Dans ce cas, la Cour du Québec, dans l’affaire Bellemare c. Fortier, 2010 QCCQ 1148, reprend les critères applicables pour évaluer si les allégations contenues dans une procédure sont diffamatoires :
- Les allégations dans les procédures sont-elles fausses?
- Les allégations sont-elles pertinentes au litige?
- Est-ce que les allégations ont été faites malicieusement?
- “Ont-elles été faites avec une témérité telle qu’elles équivalent à malice et qu’il n’y avait aucune cause raisonnable ni probable de les faire” ? (par. 15)
Ces mêmes critères ont également été repris par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Ponce c. Société d'investissements Rhéaume ltée, 2021 QCCA 1363 (par. 141 - appel rejeté par la Cour suprême du Canada dans Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, 2023 CSC 25).
8. La prescription du recours en diffamation
Le délai de prescription pour prendre le recours est court. Le recours en diffamation se prescrit par un an à compter de la connaissance de la diffamation par la personne diffamée (art. 2929 C.c.Q.).
9. Conclusion
La notion de diffamation en droit est particulièrement complexe et met en relation le droit à la liberté d’expression et le droit à la réputation. La ligne de démarcation entre des propos fautifs ou non est parfois très difficile à tracer, et dépend grandement des faits particuliers de chaque cause.
Dans certains cas, des propos qui sont en apparence diffamatoires peuvent être admis lorsque l’intérêt public est en cause, souvent dans un contexte journalistique.
Comme le rappelle la Cour suprême du Canada dans l’affaire Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85, « la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive. À l’inverse, la transmission d’une information véridique peut parfois constituer une faute » (par 37). Cela reste une question très factuelle.
AVIS : Les informations de cet article sont générales et ne constituent en aucun cas un avis ou conseil juridique ni ne reflètent nécessairement l’état du droit de façon exhaustive. Pour toute question d’ordre juridique adaptée à votre situation, nous vous conseillons de contacter un avocat de notre équipe.
[1] Propos repris de l’affaire Beaudoin c. La Presse Ltée, 1997 CanLII 8365 (QC CS), dans Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85 au par. 34.
[2] Gosselin-Girouard c. Société Radio-Canada, 2025 QCCS 817 par. 12; Succès Canada Immigration inc. c. 9342-7490 Québec inc. (Transport Fortuna), 2022 QCCS 3890, par. 35
[3] Principe repris à de nombreuses reprises par la jurisprudence, également en matière de diffamation, notamment par la Cour d’appel du Québec dans Proulx c. Martineau, 2015 QCCA 472.
[4] National Bank of Canada c. Weir, 2010 QCCS 402, par. 42 à 45 ;
[5] Joelle c. Bayiga, 2019 QCCS 1808, par. 86 ; Laforest c. Collins, 2012 QCCS 3078
[6] Chiara c. Vigile Québec, 2016 QCCS 5167
[7] Critères repris dans l’affaire Gosselin-Girouard c. Société Radio-Canada, 2025 QCCS 817, et cité dans Association étudiante de l'Université McGill c. X, 2025 QCCA 475.
[8] récemment repris dans Innovation Tootelo inc. c. Trudel Johnston & Lespérance, 2024 QCCS 4178
[9] À noter que la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85, rejette la possibilité d’invoquer la défense de commentaire loyal et honnête en droit civil québécois (par. 63).
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